Histoire De France 1758-1789, Volume 19
d'humanité. Ces belles et grandes choses, tardives, qui enfin avaient éclaté, firent honneur à son ministère.
Ici, le bien et le mal s'attribuent toujours au gouvernement. Si l'on a vu de nos jours la création gigantesque des chemins de fer décupler la circulation, et pour tels pays doubler la richesse, c'est la gloire du gouvernement. Il en fut ainsi pour Choiseul. Quand la pourriture des Jésuites fut arrivée au degré de décomposition dernière, quand on purifia l'atmosphère, ce fut la gloire de Choiseul. Et il eut le Parlement. Quand un cri perçant de Voltaire, révélant l'affaire Calas, renversa le mur d'airain qui cachait l'enfer protestant, quand enfin on se souvint de ce monde infortuné, ce fut la gloire de Choiseul. Et il eut les philosophes.
Les Économistes montaient. L'admirable Ami des hommes avait dit aux propriétaires, à la noblesse obérée, que pour doubler son revenu, il fallait aimer laterre, encourager le paysan, lui faire de bonnes conditions, ou de fermage ou de vente. Une révolution agricole commençait (V. Doniol ). Elle exigea la circulation des grains, leur libre sortie, qui, en élevant les prix, augmenta la production (1762, 1766). Ce fut l'honneur de Choiseul. Il eut les Économistes, le haut public propriétaire. Et c'était la société , le monde, et ce qui parlait.
On a vu combien il craignait les États, les assemblées. Il crut pourtant sans danger d'amuser l'opinion par la petite comédie de réunions de notables que feraient les localités, d'un semblant d'élections qu'on octroya aux communes. Cela n'eut aucun effet; les villes gouvernées en famille n'allèrent pas moins dans la ruine jusqu'à la Révolution.
Il connaissait bien la France. Au moment de la paix terrible de 1763, il dit que le Canada, «ces quelques arpents de neige,» n'était rien, que nous aurions mieux, que la France équinoxiale , sous un climat puissant, fécond, nous dédommagerait au centuple. Il baptisait de ce beau nom notre funeste Cayenne, le cimetière des Européens. Il attrapa quelques colons, ramassa des vagabonds, et cette misérable masse, d'environ douze mille âmes, sans ressources ni précautions, fut jetée là pour mourir. N'importe, l'effet fut produit.
Il est caractéristique pour ce siècle de l'esprit de voir à quel point un homme qui ménageait si peu le Roi, ménageait tant les salons, et s'en occupait sans cesse. La grande affaire de l'Europe pour Choiseul (on le dirait) c'est le vieux salon Du Deffand. Salon mixte oùl'un des chenets était le président Hénault (c'est la petite cour de la Reine), l'autre un frère de d'Argental (c'est le parti de Voltaire). Là venaient les Méchantes illustres, madame de Luxembourg, et madame de Mirepoix, petit chat de la Pompadour, tête froide, très-dangereuse, avec qui le Roi comptait. La pire est la vieille aveugle qui gourmande Choiseul et Voltaire, courtisans, flatteurs assidus de ce foyer redouté de parlages, de méchancetés.
Choiseul avait là toujours sa jeune et aimable femme, innocente petite sainte. En la voyant, qui pouvait croire à tant de noirceurs du mari? Il l'avait eue à douze ans, et elle gardait ses douze ans; timide, modeste, résignée, avec son extrême mérite, elle osait parler à peine. Elle se sentait des Crozat, de cette famille de banque (d'un laquais devenu caissier), mais fine race du Midi, cultivée, amie des arts. L'exquise et mignonne personne avait, malgré elle, une cour. Walpole, qui ne loue jamais, avoue en être amoureux. Il en fait ce joli portrait: «Oh! c'est la plus gentille, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d'un œuf enchanté!... Tous l'aiment, excepté son mari qui préfère sa sœur détestée.»
Mais laissons les apparences, et laissons le dessous. Quel était le gouvernement, et le contre-gouvernement, la secrète agence du Roi qui, il est vrai, n'agissait guère, mais contrôlait, écrivait? Le centre en était Conti, puis Broglie. Le Roi remettait ses billets à son factotum Lebel, qui les portait à Tercier, un commis qui envoyait et recevait les réponses.
Deux choses disent les mœurs du temps:
Une femme-homme gouvernait Choiseul, sa sœur,—gouvernée elle-même par un bijou équivoque, sa Julie, femme de chambre? demoiselle? on ne sait trop quoi.
Et l'un des agents principaux du Roi était un homme-femme, le fameux chevalier d'Éon, que son visage de fille et ses travestissements faisaient pénétrer chez les reines, en qualité de
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