Histoire De France 1758-1789, Volume 19
mourir.
C'était la vaine idole, sans cœur et sans cervelle, de la noblesse de Provence. Elle finit par élire domicile chez les Galiffet (V. la lettre indignée de l'oncle.) Un petit Galiffet la patronne contre son mari. À l'appel du mari que répond-elle? Un mot d'un froid mortel qui pouvait l'achever. Elle lui demande avec douceur « s'il ne serait pas devenu fou? »
Il y avait espoir. La prison fait des fous [20] . Ceux qu'on trouva à la Bastille, à Bicêtre, étaient hébétés. On a vu les fureurs de la Salpêtrière. Un fou épouvantable existait dans Vincennes, le venimeux de Sade, écrivantdans l'espoir de «corrompre les temps à venir.» On l'élargit bientôt. On garda Mirabeau.
Il est fort beau, étrange, que celui-ci, à travers une persécution si sauvage, ayant presque usé les prisons, ne devienne pas une bête féroce, qu'il reste à ce point homme , que son cœur soit si plein et d'amour, et d'humanité, que dis-je? tendre pour son père même! S'il a eu le tort grave d'écrire contre son père (en faveur de sa mère), il aime cependant ce barbare, il l'exalte, lui croit du génie. Il s'attendrit pour lui. Sortant à trente-trois ans de sa longue prison, voyant chez un ami le portrait du tyran, il le regarde et pleure, et s'écrie: «Pauvre père!»
En mourant, il demande à être enterré près de lui.
Sophie n'est pas moins bonne. Quand le tyran cruel a perdu ses procès, est presque ruiné, voilà qu'elle est touchée, s'attendrit, pleure aussi.
Cette pauvre Sophie, enfermée au couvent, qui y a accouché et qui y meurt de faim, Mirabeau, la nourrit. Nuit et jour, il travaille. Sans feu, sans bas, sans pain pour ainsi dire, il écrit cent volumes. Inspiration, compilation, les livres érotiques ou révolutionnaires, flamme et fange, tout va par torrents. Les échappées cyniques, les aveugles fureurs, désespérées, des sens, ne peuvent empêcher de le dire: Cet homme est très-grand à Vincennes... Oh! que je l'aime mieux là qu'en ses fameux triomphes, mêlés de menées équivoques!
L'histoire est admirable. Elle agit presque autant que les Confessions de Rousseau. Mirabeau, dans ses lettres, ses procès, ses mémoires (bien plus forts que tous ses discours), ouvrit un jour nouveau sur l'âmehumaine. Ce qui est curieux, c'est qu'à chaque prison ses gardiens sont à lui. Les exempts qui l'arrêtent deviennent ses zélés serviteurs. Tous pleurent, geôliers et porte-clefs. Lenoir, le lieutenant de police, agit pour lui et le protége. Le chef du secret même, un homme qui sait tant et voit tant, qui doit être endurci, Boucher, devint l'intermédiaire des deux infortunés. Sans lui, il serait mort. Boucher court les libraires pour lui placer ses manuscrits. Il est infatigable. Il intercède auprès du père, lui écrit, le poursuit au fond du Limousin, il arrache la grâce, il amène le fils, il sanglotte.... Gloire à la nature!
Gloire à l'esprit du temps! au grand élan de cœur qu'avaient produit surtout les livres de Rousseau. On sent à quels points ils sont maîtres, et comme ils ont percé partout.
Quelle transformation générale! Quoi! l'humanité, la pitié, les meilleurs sentiments de l'homme, ont changé, ont dissous la Police à ce point!... Mais s'il en est ainsi, la Police n'est plus, et le Despotisme n'est plus! et la Révolution est faite.
Quelle étonnante chose que ce soit à Lenoir, à Boucher, que le prisonnier adresse pour le faire imprimer ce livre des Prisons, des Lettres de cachet, écrit de si grand cœur, de si haute liberté d'âme! Comment l'ancien régime, du sommet à la base, ne frémit-il à ces mots intrépides: «Mon âme, enhardie par la persécution, a élevé mon génie abattu par les souffrances... Sans papiers, sans société, n'ayant que très-peu de livres, privé de correspondance, de liberté, de santé!... On ne peut avoir plus d'entraves... Libre ou non, jeréclamerai jusqu'à mon dernier soupir les droits de l'espèce humaine.»
Mot fort et vrai. Je ne vois aucun homme dans l'histoire qui ait plus constamment prêté appui aux faibles. Il plaide pour les Corses, pour Genève opprimée, pour les Hessois vendus par leur indigne maître. Il plaide pour les juifs auprès de Frédéric, et il obtient leur émancipation.
«Mais Mirabeau, sans doute, au livre des Prisons, aura du moins tourné, éludé l'actuel, se tenant aux limites resserrées de la question?» Vous le connaissez peu. Le Mirabeau d'alors a beaucoup de Danton.
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