Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
temps hésiter sur la méthode à suivre. C’est par exemple Victor Delbos [33] qui, sans renoncer à l’idée d’un enchaînement rationnel entre les aspects successifs de la pensée philosophique, voit son désir d’unité balancé par la crainte de n’être pas exact et de p.32 laisser échapper la substance même de l’histoire. Et, de fait, ce vigoureux esprit a laissé une admirable série de monographies, dont le titre même [34] marque la difficulté, peut-être insurmontable, qu’il devait trouver à écrire une histoire générale de la philosophie.
Même hésitation, mais plus dissimulée, chez Windelband [35]. Le développement de la philosophie, comme il le reconnaît dans sa préface, dérive de trois facteurs, et, l’on pourrait même dire, de trois histoires juxtaposées : 1° Histoire pragmatique ; c’est l’évolution interne de la philosophie reposant sur le désaccord entre les solutions anciennes et les représentations nouvelles de la réalité : 2° Histoire dans ses relations à l’histoire de la culture ; la philosophie reçoit ses problèmes des idées qui dominent la civilisation d’une époque ; 3°enfin histoire des personnes. Sous le premier aspect, l’histoire a bien une sorte de loi de développement ; mais quelle est au juste l’importance de cet aspect par rapport aux deux autres qui font dépendre de nombreux hasards le cours de la vie spirituelle, c’est ce que l’auteur ne laisse pas pressentir.
Est-ce là l’état définitif de l’histoire de la philosophie ? Doit-elle abandonner tout espoir d’être elle-même philosophique, pour devenir un chapitre de la philologie et de la critique littéraire ? Est-elle condamnée à perpétuellement osciller entre la méthode de la mosaïque et la méthode impressionniste, incapable de faire mieux que de tempérer ces deux méthodes l’une par l’autre ?
Sans doute, et malgré l’apparence, il reste quelque chose des idées d’un Comte, et d’un Hegel. Ils nous ont enseigné à voir dans les systèmes de philosophie du passé mieux que des sectes fermées ou des fantaisies individuelles, des aspects de l’esprit humain. Ils ont appris à prendre le passé intellectuel tout à fait p.33 au sérieux et ont compris mieux que d’autres la solidarité intellectuelle des générations. Pourtant à la crise qui atteint l’histoire de la philosophie, on ne peut prétendre remédier en revenant à une de ces formules générales de développement chères aux positivistes et aux hégéliens. Tout ce que l’on a tenté récemment en ce sens, est ou bien manqué ou tout au moins prématuré [36]. Comme les deux premiers problèmes que nous avons posés, ce troisième problème ne peut être résolu que d’une manière approximative et provisoire, avec toutes les incertitudes que comporte l’histoire.
Il faut remarquer, en premier lieu, que l’érudition philologique, si elle a, comme nous le remarquions, fait crouler la construction comtiste ou hégélienne, nous met sur la voie d’une solution positive. A mesure que l’on progresse davantage dans la connaissance intime et détaillée du passé, l’on voit mieux les nouvelles doctrines prendre leur point d’insertion dans les doctrines du passé, et l’on établit des continuités et des passages, là où l’on ne voyait d’abord que radicale originalité et absolue opposition. Des formules générales comme celles de Comte ou de Hegel, pour qui le développement doit procéder par opposition franche et nette, rendaient très mal compte de la réalité nuancée que nous montre l’histoire. En revanche, cette continuité des esprits que révèle la critique historique ne saurait s’exprimer par une loi générale et doit faire l’objet de mille recherches de détail. L’idée d’étudier, dans leur continuité et leur genèse, les systèmes du monde de Platon à Copernic n’aurait pu venir aux historiens imbus de l’idée de la radicale opposition entre l’antiquité et le moyen âge ; et il a fallu la merveilleuse érudition de Duhem pour retrouver à travers ce temps la continuité de deux ou trois thèmes de pensée. Le p.34 regain de faveur si légitime qu’a trouvé récemment l’histoire de la philosophie du moyen âge n’est pas fondé seulement sur des motifs étrangers à l’intérêt de l’histoire, mais aussi sur les véritables découvertes qui montrent son union à la philosophie moderne. L’abandon de la méthode a priori
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