Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
esprit tout nouveau ; s’il est vrai qu’il a enseigné la sphéricité de la terre et l’identité de l’étoile du soir avec l’étoile du matin [95], c’est une preuve qu’il possédait du monde une image géométrique précise, bien éloignée du ciel que les Ioniens imaginaient sur le modèle des météores.
De fait, ce sont les thèses fondamentales de la cosmologie ionienne, surtout sous la forme que lui avait donnée Héraclite, qui sont ruinées à fond par la doctrine de Parménide ; elles ne s’en relèveront pas. La naissance et le devenir des choses, p.63 leur séparation et leur réunion alternées, leurs oppositions, leurs divisions, leurs altérations, voilà tout ce qu’Héraclite prétendait emprunter à l’expérience directe, et tout ce que Parménide nie au nom du raisonnement. A la voie de l’opinion, qui, sous la conduite des sens et des habitudes de langage, mène à la cosmologie ionienne, il oppose la voie de la vérité, qui conduit à une tout autre conception du réel. La nouveauté de la pensée de Parménide est dans cette méthode rationnelle et critique qui est le point de départ de toute la dialectique philosophique en Grèce. Du réel, dès qu’on y pense, on doit dire : il est, on ne peut dire : il n’est pas ; car on ne peut ni connaître, ni exprimer ce qui n’est pas. Or, c’est ce que font les Ioniens, en admettant une substance primordiale qui, tout à la fois, est et n’est pas ce qui en dérive, est la même que ses produits sans être la même. C’est ce qu’ils font en admettant la naissance des choses, la physis, qui fait croître les êtres ; car de ce qui n’est pas ne peut venir ce qui est. Impossible que les choses se dissipent et se divisent ; car ce qui est n’a pas de degrés et ne peut être moins en une place qu’en une autre ; on ne peut les concevoir mobiles, puisqu’il n’y a ni naissance ni corruption ; enfin la substance infinie des Ioniens est absurde, puisque, à l’infini, il manque tout pour être pleinement [96].
Au monde ionien, Parménide substitue la seule réalité qui puisse être pensée ; une sphère parfaite et, limitée, également pesante à partir du centre dans toutes les directions, satisfait seule aux conditions de ce qui est : elle est incréée, indestructible, continue, immobile et finie. Ce qui est n’est donc point pour Parménide une notion abstraite, ce n’est pas non plus une image sensible : c’est, si l’on peut dire, une image géométrique, née au contact de la science pythagoricienne. D’autre part, la sphère de Parménide prend pour elle le caractère divin qu’avait l’ordre du monde chez Héraclite ; ces divinités mi-abstraites, p.64 Justice, Nécessité, Destin qui, chez les Ioniens, dirigeaient le cours régulier des choses, sont invoquées par Parménide pour garantir la complète immobilité de sa sphère [97].
Telle est la voie de la vérité ; est-ce à dire que l’on ne doit pas suivre la voie de l’opinion ? Nullement, à condition que l’on sache bien qu’il s’agisse d’opinions humaines. Aussi à sa philosophie, Parménide a-t-il superposé une cosmologie ; mais elle ne paraît pas vouloir faire autre chose que recueillir les opinions traditionnelles sur la naissance et la destruction des choses. Elle est par là d’esprit différent de la cosmologie ionienne ; car elle admet en elle des mythes théogoniques comme ceux d’Hésiode et des Orphiques ; elle considère, par exemple, l’amour comme le premier dieu [98]. D’autre part, elle n’admet point au principe une substance primordiale, mais bien un couple de deux termes opposés, le Jour et la Nuit, ou, encore la Lumière et l’Obscurité [99] ; ces termes rappellent la fantaisie hésiodique plus que le positivisme ionien ; quant au couple d’opposés, c’est un trait de pensée tout à fait pythagoricien. Enfin, nouvelle marque de l’esprit religieux et traditionnel, le ciel est chez lui, comme il le sera dans certains mythes de Platon, le lieu de passage des âmes, où siège la Nécessité, Anangké, qui leur distribue leurs lots [100]. Il faut ajouter, il est vrai, que dans l’explication de détail, Parménide est tributaire des Ioniens : la structure de son ciel, composé de couronnes concentriques, au centre desquelles se trouve la terre, rappelle les anneaux d’Anaximandre ; il y a une couronne de feu pur ou de lumière ; c’est la plus éloignée qui touche aux
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