Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
propre maître Cratyle et sesdisciples, cesont des héraclitéens exaspérés qui, poussant jusqu’au bout le mobilisme universel, nient qu’il y ait rien de stable et se refusent à toute discussion et même à toute parole, sous prétexte que discussions et paroles impliquent la subsistance des choses dont on discute. L’héraclitéisme, en ses derniers prolongements, est donc hostile à la philosophie dialectique que nous verrons se développer au cours du V e siècle [87].
V. — XÉNOPHANE ET LES ÉLÉATES
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Ce furent sans doute les malheurs de l’Ionie à la suite de la conquête des Perses (546) qui forcèrent Xénophane de Colophon à s’expatrier ; c’est alors que les Ioniens, fuyant leur pays, fondèrent plusieurs colonies dans la mer Tyrrhénienne, parmi lesquelles Élée, sur la côte lucanienne ; Xénophane était de ces émigrés qu’il représente dans un poème se rencontrant en terre lointaine et s’interrogeant mutuellement : « De quel pays p.61 es-tu... et quel âge avais-tu quand le Mède arriva ? [88] ». De ses Élégies et de ses Satires, il nous reste assez de vers pour nous faire une idée de ses préoccupations. Xénophane garde en un sens l’esprit des Milésiens, expliquant les astres et le soleil par des émanations ou nuages venus de l’évaporation de la mer, voyant dans la terre une sorte de dépôt d’alluvions de la mer, et tirant une preuve de l’existence des fossiles, admettant enfin les mondes innombrables. Mais il n’a pas les mêmes tendances scientifiques que ses prédécesseurs ; peu lui chaut de savoir la forme du monde et celle de la terre ; il admet que le soleil d’aujourd’hui continuera indéfiniment sa course en ligne droite et sera remplacé demain par un autre, et que la terre s’étend infiniment loin sous nos pieds [89].
C’est que ses préoccupations sont ailleurs : chez lui se précise une idée, déjà explicite chez Héraclite, l’incompatibilité de la raison humaine, mûrie par la science milésienne et par l’expérience, avec les images traditionnelles du mythe. Les dieux d’Homère et d’Hésiode, engendrés comme les hommes et coupables de tous les forfaits, avec des vêtements, une voix et une forme humaine sont des inventions des hommes ; un Éthiopien les imagine noirs ; un Thrace leur donne des yeux bleus ; des bœufs ou des chevaux, s’ils en avaient, leur donneraient la forme de leur espèce [90]. Contrairement à Pindare, Xénophane est non seulement le grand contempteur des mythes, mais il n’a que paroles de mépris contre le goût de ses contemporains pour les jeux olympiques [91]. Mais à ces négations il joint, d’une manière prudente il est vrai, et sans prétendre atteindre la certitude, une théorie positive du dieu unique, qui n’est point semblable aux hommes, puisqu’ « il voit et pense tout entier, et que, tout entier, il entend », et puisque, complètement immobile, il gouverne toutes choses par la puissance intelligente de sa p.62 pensée [92]. Il semble bien que cet être un, intelligent et immobile est une divinisation de la nature ; avec Xénophane et Héraclite, nous sommes au moment où la physique ionienne donne naissance à une théologie tout opposée à celles des mythes, où Dieu prend quelque chose de l’impersonnalité, de l’immobilité et de l’intelligibilité d’une loi naturelle.
De bien autre portée est l’œuvre de Parménide. Citoyen d’Élée, colonie ionienne fondée en Italie, sur la mer Tyrrhénienne vers 540, il florissait dans cette ville vers 475 et il lui donna des lois. Nous connaissons le nom de deux pythagoriciens, Aminias et Diochètés, dont il fut le disciple [93]. C’est là un tout autre milieu intellectuel que l’Ionie ; la forme littéraire même est nouvelle ; Parménide est le premier à écrire une œuvre philosophique en vers ; nous en avons le début qui est solennel comme le récit d’une initiation religieuse : le poète se voit conduit sur un char par les filles du Soleil, jusqu’aux portes du jour, que garde la Justice vengeresse ; la Justice, suppliée par ses guides, lui ouvre les portes ; il entre et reçoit de la déesse les paroles de vérité [94]. Récit probablement imité de quelque livre des morts orphique et bien éloigné, avec sa machinerie fantastique, de la simplicité de la prose ionienne et aussi des images si réalistes d’Héraclite. Le peu que nous savons de sa cosmologie trahit aussi un
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