Hommage à la Catalogne
lutte d’extermination réciproque, mais tout bonnement au manque de confort et à l’ennui d’être assis jour et nuit sur ce toit que je ne pouvais plus voir, et à la faim toujours grandissante, car aucun de nous n’avait fait un vrai repas depuis le lundi. Et la pensée ne me quittait pas qu’il me faudrait repartir sur le front aussitôt qu’on en aurait fini avec cette histoire. Il y avait de quoi vous rendre furieux. Je venais de passer cent quinze jours au front et j’étais revenu à Barcelone affamé d’un peu de repos et de confort ; et voilà qu’il me fallait passer mon temps assis sur un toit, en face des gardes civils, aussi embêtés que moi, qui, de temps en temps, m’adressaient de la main un salut en m’assurant qu’ils étaient, eux aussi, des « travailleurs » (une façon de me dire qu’ils espéraient que je ne les tuerais pas), mais qu’ils n’hésiteraient pas à faire feu sur moi si on leur en donnait l’ordre. C’était peut-être de l’histoire, mais on n’en avait pas l’impression. On aurait plutôt dit une mauvaise période sur le front, comme lorsque les effectifs étaient trop faibles et qu’il fallait assurer un nombre anormal d’heures de faction ; au lieu de faire acte d’héroïsme, on avait simplement à rester à son poste, malade d’ennui, tombant de sommeil, et se fichant éperdument de savoir de quoi il retournait.
À l’intérieur de l’hôtel, dans cette cohue de gens si différents entre eux, et dont la plupart n’avaient pas osé mettre le nez dehors, une abominable atmosphère de suspicion avait grandi. Diverses personnes étaient atteintes de l’idée fixe de l’espionnage et se glissaient dans tous les coins pour vous murmurer à l’oreille que tous les autres étaient des espions, qui des communistes, qui des trotskystes, ou des anarchistes, ou de Dieu sait qui encore. Le gros agent russe retenait dans les encoignures, l’un après l’autre, tous les réfugiés étrangers pour leur expliquer de façon plausible que tout cela était un complot anarchiste. Je l’observais, non sans intérêt, car c’était la première fois qu’il m’était donné de voir quelqu’un dont le métier était de répandre des mensonges – si l’on fait exception des journalistes, bien entendu. Il y avait quelque chose de repoussant dans cette parodie de la vie d’un hôtel chic se poursuivant derrière des fenêtres aux volets clos, dans le crépitement des coups de feu. La salle à manger sur le devant avait été abandonnée après qu’une balle, entrant par la fenêtre, eut éraflé un pilier, et les hôtes s’entassaient à présent dans une petite salle un peu sombre sur le derrière, où il n’y avait jamais assez de tables pour tout le monde. Les garçons étaient en plus petit nombre qu’en temps normal – certains étant membres de la C.N.T. avaient répondu au mot d’ordre de la grève générale – et ils avaient momentanément renoncé à porter leurs chemises empesées, mais les repas étaient toujours servis avec une affectation de cérémonie. Or, il n’y avait pour ainsi dire rien à manger. Ce jeudi soir, le plat de résistance du dîner consista en une seule sardine pour chacun. L’hôtel n’avait pu avoir de pain depuis plusieurs jours et le vin même commençait à manquer, au point qu’on nous en faisait boire du plus en plus vieux, à des prix de plus en plus élevés. Ce manque de vivres dura encore plusieurs jours après la fin des troubles. Trois jours de suite, je m’en souviens, nous avons déjeuné le matin, ma femme et moi, d’un petit morceau de fromage de chèvre, sans pain ni rien à boire. La seule chose qu’on avait en abondance, c’étaient des oranges. Les conducteurs de camions français en apportaient des leurs en quantité à l’hôtel. Ils formaient un groupe d’aspect rude ; ils avaient avec eux quelques filles espagnoles très voyantes, et un énorme portefaix en blouse noire. En tout autre temps, le petit poseur de gérant d’hôtel aurait fait de son mieux pour les mettre mal à l’aise, et même leur aurait refusé l’entrée de l’établissement, mais pour l’instant ils jouissaient de la popularité générale parce que, au contraire de nous tous, ils avaient leurs provisions personnelles de pain et tout le monde cherchait à les taper.
Je passai cette dernière nuit sur le toit, et le lendemain la lutte eut vraiment l’air d’arriver à son terme. Je ne crois pas qu’il
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