Hommage à la Catalogne
et il devint impossible de lui faire parvenir même des vivres. Ce soir-là, en descendant les Ramblas, nous passâmes devant le café Moka que les gardes civils occupaient toujours en nombre. Cédant à une impulsion, j’entrai et parlai à deux d’entre eux qui étaient accoudés au comptoir, le fusil passé en bandoulière sur l’épaule. Je leur demandai s’ils savaient quels étaient ceux de leurs camarades qui s’étaient trouvés là en faction au moment des troubles de mai. Ils ne savaient pas, et, avec le vague habituel des Espagnols, ne savaient même pas ce qu’il convenait de faire pour les retrouver. Je leur dis que mon ami Georges Kopp était en prison et passerait peut-être en jugement pour quelque chose qui avait trait aux troubles de mai ; que les hommes qui étaient postés dans le café à cette époque savaient qu’il avait arrêté le combat et sauvé quelques-unes de leurs vies ; qu’il serait de leur devoir d’aller en témoigner. L’un des deux hommes à qui je parlais était un lourdaud maussade qui n’arrêtait pas de secouer la tête parce qu’avec le bruit de la circulation il avait du mal à entendre ma voix. Mais l’autre était différent. Il répondit qu’il avait entendu certains de ses camarades parler du geste d’initiative de Kopp ; Kopp était buen chico (un chic type). Mais déjà même à ce moment-là je compris que tout cela était vain. Si Kopp venait jamais à passer en jugement, ce serait, comme dans tous les procès de ce genre, avec des témoignages truqués. S’il a été fusillé (et c’est le plus probable, j’en ai peur), ce sera cela son épitaphe : le buen chico de ce pauvre garde civil qui faisait partie d’un sale système, mais avait gardé en lui suffisamment d’un être humain pour savoir reconnaître une belle action quand il en voyait une.
C’était une existence extraordinaire, insensée, que nous menions. La nuit, nous étions des criminels, et dans la journée de riches touristes anglais – ou du moins nous faisions semblant de l’être. Même après avoir passé la nuit à la belle étoile, c’est merveilleux comme il suffit de se faire raser, de prendre un bain et de faire donner un coup de cirage à ses chaussures pour avoir tout de suite une autre allure. Le prudent, à présent, c’était de paraître le plus bourgeois possible. Nous fréquentions les beaux quartiers où l’on ne nous connaissait pas de vue, nous allions dans des restaurants chers et nous nous montrions très anglais avec les garçons. Pour la première fois de ma vie je me surpris à écrire des choses sur les murs. Les couloirs de plusieurs restaurants chics portent des Visca P.O.U.M. ! écrits en aussi grandes lettres qu’il me fut possible. Et pendant tout ce temps-là, tout en me tenant caché avec technique, je n’arrivais pas vraiment à me sentir en danger. Tout cela me paraissait trop absurde. J’avais l’indéracinable conviction anglaise qu’« ils » ne peuvent pas vous arrêter à moins que vous n’ayez enfreint la loi. C’est la plus dangereuse des convictions à avoir en temps de pogrom politique ! On avait lancé un mandat d’arrêt contre McNair et il y avait de grandes chances pour que le reste d’entre nous fût aussi sur la liste. Arrestations, descentes de police, perquisitions continuaient sans arrêt ; en fait, tous ceux que nous connaissions, à l’exception de ceux qui étaient encore au front, étaient à cette heure en prison. La police allait même jusqu’à monter à bord des bateaux français qui, parfois, recueillaient des réfugiés, et à s’y saisir de gens suspectés de « trotskysme ».
Grâce à l’obligeance du consul de Grande-Bretagne – quelle semaine exténuante il doit avoir eue ! – nous étions parvenus à avoir en règle nos passeports. Le plus tôt nous partirions, le mieux cela vaudrait. Il y avait un train qui devait partir pour Port-Bou à sept heures et demie du soir ; on pouvait donc normalement s’attendre à ce qu’il parte vers huit heures et demie. Il fut convenu que ma femme commanderait à l’avance un taxi, puis ferait ses valises, réglerait sa note et quitterait l’hôtel au tout dernier moment. Car si elle donnait l’éveil aux gens de l’hôtel, ils feraient sûrement chercher la police. Je me rendis à la gare vers sept heures, pour m’apercevoir que le train était déjà parti – il était parti à sept heures moins dix. Le mécanicien avait changé
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