Hommage à la Catalogne
enfin, manifestement, une démocratie affrontait bravement le fascisme ! Depuis des années, les pays soi-disant démocratiques avaient cédé devant le fascisme, à chaque pas. On avait permis aux Japonais de faire ce qu’ils voulaient en Mandchourie. Hitler était parvenu au pouvoir et s’était mis à massacrer ses adversaires politiques de toutes nuances. Mussolini avait bombardé les Abyssiniens et cinquante-trois nations (si je ne me trompe) s’étaient contentées de faire un pieux tapage à la cantonade. Mais voici que, lorsque Franco tentait de renverser un gouvernement modérément de gauche, le peuple espagnol, contre toute attente, s’était dressé contre lui. Il semblait que ce fût – et c’était peut-être – le renversement de la marée.
Mais il y avait plusieurs points qui échappèrent à l’attention générale. En premier lieu, Franco n’était pas exactement comparable à Hitler ou à Mussolini. Sa rébellion était une mutinerie militaire épaulée par l’aristocratie et l’Église, et, à tout prendre, fut, au début surtout, une tentative non tant pour imposer le fascisme que pour restaurer le régime féodal – ce qui signifiait que Franco devait donc avoir contre lui non seulement la classe ouvrière, mais aussi diverses couches de la bourgeoisie libérale, celles-là mêmes qui sont le soutien du fascisme quand il se propose sous une forme plus moderne. Et il y eut quelque chose de plus important encore : la classe ouvrière espagnole ne résista pas à Franco au nom de la « démocratie » et du statu quo , comme il est concevable que nous le ferions en Angleterre ; sa résistance s’accompagna – on pourrait presque dire qu’elle fut faite – d’une insurrection révolutionnaire caractérisée. Les paysans saisirent la terre ; les syndicats saisirent beaucoup d’usines et la plus grande partie des moyens de transport ; on détruisit des églises et les prêtres furent chassés et tués. Le Daily Mail , aux applaudissements du clergé catholique, put représenter Franco comme un patriote délivrant son pays de hordes de « rouges » démoniaques.
Pendant les tout premiers mois de la guerre, le véritable adversaire de Franco, ce ne fut pas tant le gouvernement que les syndicats. Dès que la rébellion éclata, les ouvriers urbains organisés répondirent par l’appel à la grève générale, puis réclamèrent – et obtinrent de haute lutte – les armes des arsenaux nationaux. S’ils n’avaient pas spontanément agi, et avec plus ou moins d’indépendance, on est en droit de penser que jamais Franco n’aurait rencontré de résistance. Il ne peut évidemment pas y avoir de certitude à ce sujet. Mais il y a tout au moins lieu de le penser. Le gouvernement n’avait rien fait, ou si peu de chose, pour prévenir la rébellion qui était depuis longtemps prévue, et quand celle-ci éclata, son attitude fut toute d’hésitation et de faiblesse, au point que l’Espagne connut en un seul jour trois premiers ministres {11} . En outre, la seule mesure qui pouvait sauver la situation dans l’immédiat, l’armement des ouvriers, ne fut prise qu’à contrecœur et sous la pression de l’impérieuse volonté populaire qui la demandait à grands cris. Les armes furent distribuées, et dans les grandes villes de l’est de l’Espagne les fascistes furent vaincus, grâce à l’effort extraordinaire déployé principalement par la classe ouvrière, aidée par certaines des forces armées (gardes d’assaut, etc.) demeurées fidèles. C’était là le genre d’effort que probablement seuls peuvent accomplir des gens convaincus qu’ils se battent pour quelque chose de mieux que le statu quo. Dans les divers centres de la rébellion, on pense que trois mille personnes moururent en un seul jour dans les combats de rues. Hommes et femmes, armés seulement de rouleaux de dynamite, franchirent, dans leur élan, les places à découvert et prirent d’assaut des bâtiments de pierre occupés par des soldats exercés et armés de mitrailleuses. Les nids de mitrailleuses que les fascistes avaient placés en des points stratégiques furent écrasés par des taxis qui se ruèrent sur eux à cent à l’heure. Même si l’on n’avait pas du tout entendu parler de la saisie des terres par les paysans ni de l’établissement de soviets locaux, et d’autres mesures révolutionnaires, il serait difficile de croire que les anarchistes et les socialistes, qui
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