Il neigeait
l’image de Charles XII le
hantait.
Il se reportait chaque soir aux textes de Voltaire qui
brossaient la désastreuse équipée de ce jeune roi des Suédois ; un siècle
plus tôt, il avait perdu son armée et son trône sur la route de Moscou. Il
connut les mêmes batailles indécises ; son artillerie et ses chariots
s’étaient abîmés dans les mêmes marais, les dragons de son avant-garde
s’étaient pareillement affaiblis dans des coups de main avec l’arrière-garde
moscovite. On le disait invincible, lui aussi, mais il avait fini par s’enfuir
à Constantinople sur un brancard. Cela se reproduisait-il ? Ce n’était pas
pensable. Des coïncidences troublaient cependant Napoléon. Tout à l’heure,
quand il avait vu l’un de ses capitaines lancer dans la Moskova un moujik armé
d’un trident, il s’était souvenu d’une anecdote notée par Voltaire à la fin de
la première partie de son Histoire de Russie : un vieillard tout
habillé de blanc, avec deux carabines, avait menacé de la même façon
Charles XII. Des Suédois l’avaient abattu ; les paysans étaient
entrés en rébellion dans les marécages de Mazovie ; ils avaient été capturés,
on les avait obligés à se pendre les uns les autres, mais ensuite le roi
s’était enfoncé dans des déserts à la poursuite des armées de Pierre le Grand,
qui reculaient, qui l’attiraient, qui laissaient après elles de la terre
brûlée… L’Empereur remua sur son fauteuil avec la nausée :
— Constant !
Le valet, étendu devant la porte entrebâillée, une oreille
aux aguets, se leva en rectifiant sa tenue :
— Sire ?
— Constant, mon fils, quelle affreuse odeur de
renfermé !
— Je vais brûler du vinaigre, sire.
— C’est intenable ! Le manteau.
Constant lui posa sur les épaules un manteau bleu ciel au
collet brodé d’or, un peu élimé, qu’il portait autrefois en Italie et depuis au
bivouac. Il descendit au rez-de-chaussée, une marche après l’autre, d’un pas
pesant, en dérangeant les secrétaires, les officiers et les laquais ; ils
occupaient l’escalier pour une nuit qu’ils prévoyaient courte et inconfortable.
Sitôt dehors, l’Empereur trouva Berthier et des généraux ; ils causaient
avec animation :
— Le feu, sire, dit le major général en montrant une
lueur dans la ville.
— Où ?
— Sur un bras de la rivière, des barges ont pris feu,
puis les quais de bois, et un dépôt d’eau-de-vie, expliquait un aide de camp
qui revenait à l’instant de Moscou.
— Nos soldats ne savent pas allumer les poêles russes,
se navrait Berthier.
— Dépatouillez-vous ! Que ces coglioni ne
flanquent pas le feu à la capitale de mon frère Alexandre !
CHAPITRE II
Le feu
Ses grosses mains appuyées sur un créneau byzantin du chemin
de ronde, au Kremlin, le vieux maréchal Lefebvre regardait les flammes bleues
qui montaient au loin de l’entrepôt d’alcool. Il rageait :
« Qu’est-ce qu’ils ont à landerner, ces sapeurs te mes teux ! Ferser
l’eau du fleuve sur une baraque, c’est bas combliqué ! » Il respira à
fond et dit aux officiers de son entourage : « Ch’en ai fu, moi, tes
incendies, et tes diablement imbortants ! » Lefebvre commençait à
radoter en racontant mille fois ses anciens exploits. Ce brave homme allait se
lancer dans un récit archiconnu de ses proches, quand, plissant son nez en
forme de pomme de terre, il avisa Sébastien Roque :
— Fous êtes engore là ?
— Pour obtenir votre permission, monsieur le duc…
— Engore fos gomédiens ? Vous ne foyez pas que che
suis occubé à surfeiller ces punaises en univorme qui n’arrivent même pas à
noyer trois vlammes tans la Moskova ?
— Si, monsieur le duc, mais…
— Mon betit, mêlez-fous de recopier à la plume les
notes te Monsieur le paron Fain et dournez-nous choliment les phrases te Sa
Machesté ; à jacun son emploi. À part ceux qui serfent l’Embereur, il est
bas question que che loge tes civils. Gombris ?
— Oui, monsieur le duc, mais…
— Tenace, le cribouille, bougonna le maréchal en
croisant les bras.
— Puis-je au moins emprunter une calèche pour les
reconduire dans leur quartier ?
— Faites comme pon fous chante, monsieur le segrétaire,
mais che ne feux pas foir tramer tans mes parages votre droupe de
costumés ! Fous foulez que mon invanterie leur passe tessus, fos cheunes
bremières ?
— Merci, monsieur le duc.
Comme Sébastien
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