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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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yeux oblongs, très noirs, de longs cils. Sébastien la compara à
cette actrice qui l’avait enthousiasmé à l’Opéra, dans Le Triomphe de
Trajan, l’inaccessible Mademoiselle Bigottini qu’un mécène hongrois
couvrait de ducats. Celle-ci portait une casaque à manches courtes sur une jupe
de percale à l’antique, des brodequins de peau lacés lui montaient au-dessus de
la cheville. Parce que la torche tremblait dans la main de Sébastien, et qu’il
risquait d’enflammer le bois d’un coffre, le grenadier la lui reprit :
    — Vous l’voulez, vot’bureau, monsieur
l’secrétaire ?
    — Oui oui…
     
    L’Empereur était irritable. Son esprit oscillait entre la
fureur et la fatigue. À six heures du soir il avait rongé sans appétit des
côtelettes, assis dehors dans son fauteuil de maroquin rouge, les pieds sur un
tambour. Il ne disait rien, il regardait les laquais qui sortaient son lit de
fer et ses meubles pliants des fourreaux de cuir que portaient les mulets. Sur
le seuil de la seule auberge acceptable, où il allait passer la nuit, il voyait
Roustan, son premier mamelouk, nettoyer les pistolets aux pommeaux en têtes de
méduses avec lesquels il ne tirait que les corbeaux. La nuit tombait, les
bivouacs s’allumaient sous les remparts et dans la plaine. Après avoir bu son
verre de chambertin coupé d’eau glacée, Napoléon fut pris d’une toux sèche qui
le secoua sur son fauteuil. Le médecin Yvan n’était jamais loin ; dès que
la quinte se calma, il conseilla le repos immédiat et des bains chauds quand on
serait au Kremlin. La santé de l’Empereur se dégradait. La veille de la
bataille, près du village de Borodino, son aide de camp Lauriston lui avait
placé sur le ventre des cataplasmes émollients ; une extinction de voix
persistant depuis l’étape de Mojaïsk, Sa Majesté avait griffonné ses ordres sur
des carrés de papier qu’on avait eu du mal à déchiffrer. Il épaississait. Il
marchait moins à cause des œdèmes de ses jambes. De plus en plus souvent il
glissait une main sous le gilet pour comprimer des spasmes qui le tordaient
entre l’estomac et la vessie ; il souffrait en pissant goutte à goutte une
urine bourbeuse. Son délabrement physique le rendait agressif. Comme
Robespierre. Comme Marat. Comme Rousseau. Comme Saint-Just le tuberculeux.
Comme Ésope, Richard III et Scarron, les bossus.
    — Allons donc, monsieur Constant, dit-il à son valet de
chambre, il faut obéir à ce foutu charlatan…
    Le docteur Yvan ainsi désigné l’aida à se lever ; ils
suivirent Constant dans l’auberge, montèrent un escalier rudimentaire, sans
rampe. Là-haut, l’Empereur retrouva son mobilier de campagne, deux tabourets,
une table à écrire avec une lampe de plusieurs bougies, le lit au rideau de
soie verte. Constant le débarrassa de sa redingote ; on apporta le
fauteuil, il s’y jeta en lançant par terre son chapeau. Il avait un visage
rond, lisse comme un ivoire, les traits fins et butés d’un Romain selon la
statuaire, des cheveux clairsemés dont une mèche tournait en virgule sur le
front. D’une main lasse il congédia son monde. Il n’aimait pas les hommes mais
le pouvoir, en artiste, à la façon d’un musicien son violon ; c’était un
exercice d’absolue solitude et de méfiance. Qui pouvait le comprendre ? Le
Tsar, peut-être. Alexandre aussi s’entourait de flatteurs, de débauchés, de
scélérats, de mercenaires qui l’abreuvaient de conseils dangereux ; des
Anglais et des émigrés se mêlaient à ces imprécateurs : « L’Europe de
Napoléon se fissure », disaient-ils. Ils avaient raison. Marmont venait de
se laisser écraser près de Salamanque. La Suède de Bernadotte, vieux rival,
négociait par jalousie avec les Russes. Sur qui compter ? Les
alliés ? Ah, ils étaient beaux, les alliés ! Les Prussiens
détestaient Napoléon. On avait dû fusiller pour indiscipline la moitié du
bataillon espagnol. Les trente mille soldats autrichiens, donnés contre des
provinces, s’écartaient volontiers des combats ; d’ailleurs, la Russie et
l’Autriche s’entendaient en secret. Les alliés ! D’anciens ennemis qui
attendaient l’occasion de trahir. Et les maréchaux eux-mêmes ronchonnaient, ils
expliquaient qu’à étendre ses territoires la France allait se diluer, que cette
Europe contrainte était ingouvernable. L’Empereur ne croyait plus qu’au destin.
Tout était écrit. Il se savait invulnérable mais

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