Il neigeait
capitaine en quittant son
fauteuil, vous n’avez rien à exiger ! La ville entière nous
appartient ! Holà, toi ! Qu’est-ce que tu fabriques ?
Le grand Vialatoux avait posé son casque de centurion sur une
console et il essayait celui du capitaine, trop large pour son crâne.
— Touche pas à mes affaires ! cria d’Herbigny.
— Et vous, avec les nôtres, vous vous êtes gêné ?
dit Madame Aurore que ce genre de flambard n’impressionnait guère.
— Nous avons nos entrées près de l’Empereur, ajouta
Vialatoux, par l’un de ses secrétaires particuliers. Il nous a conduits
jusqu’ici en personne.
— Un garçon plus aimable que vous, dit une rouquine
habituée aux rôles de soubrette, dont elle accentuait le ton railleur.
Le capitaine se radoucit en appuyant son regard sur cette
jeune fille qu’il prévoyait facile :
— Bon… Faut comprendre les soldats, d’abord, et puis on
peut s’arranger, pas vrai, entre compatriotes. Ici, il y a de la place.
Paulin ! Loge nos nouveaux amis. Vous, mesdemoiselles, je vous offre ma
chambre, où dormait un comte.
— Avec vous dedans ? ironisa Mademoiselle Ornella
qui se savait choisie.
— Eh bien nous verrons…
D’Herbigny récupéra son casque et Paulin précéda le reste de
la troupe dans les escaliers, avec une lumière ; les deux élues s’assirent
au bord du grand lit en se chuchotant des mots qui les faisaient rire. Le
capitaine restait planté au milieu de la pièce ; pour interrompre ce
concert de moqueries, il les interrogea sur leurs prénoms :
— Jeanne, dit Mademoiselle Ornella qui s’appelait
Jeanne Meaudre en dehors de la scène. Elle, c’est Catherine.
— Catherine ? Ça rime avec coquine ! J’me
trompe ?
Les deux filles se remirent à pouffer :
— Et Jeanne, ça rime avec quoi ?
— Voyons, voyons…
Embêté par la question, le capitaine plissa le front pour
signaler qu’il réfléchissait, incapable de donner illico une rime qui ne soit
pas âne ni banane.
— Oh ! dit la rousse Catherine, votre main
droite.
— Ma main droite ?
Il leva son moignon saucissonné par des lanières dans un pan
de chemise.
— Ma main droite est restée quelque part en Russie, mes
jolies, mais j’ai souvent l’impression d’en sentir remuer les doigts.
Parce que ses deux invitées s’arrêtaient de glousser et
l’écoutaient avec un nouvel intérêt, le capitaine commenta son
amputation ; pour afficher son courage et les captiver en les effrayant un
peu, il expliqua comment le docteur Larrey, chirurgien exclusif de la Garde,
avait appliqué des larves de mouches sur la plaie encore vive, car il avait
découvert que les asticots, proliférant en colonies, empêchaient la gangrène.
Il chanta ensuite ses blessures, associées à des actions valeureuses qu’il
citait dans le désordre en s’échauffant :
— À Wagram, j’ai été brûlé quand l’artillerie a
incendié la moisson. À Pratzen j’ai eu un cheval éventré sous moi par un obus.
J’ai failli être englouti dans une tourbière en Pologne. Poursuivi par les
Anglais, j’ai manqué me noyer près de Benavente en nageant dans un
torrent ; à Saragosse j’ai eu le crâne défoncé par la crosse d’un fusil,
et le lendemain j’ai pris sur la tête une maison minée ! J’ai souvent cru
que j’étais mort, j’ai vu le sang couler par la bouche des gargouilles, au
couvent de San Francisco, et là, regardez, un coup de feu à la hanche…
Hé !
Les filles s’étaient endormies pendant l’énumération,
blotties l’une contre l’autre.
— Ah, mes cocottes, c’est trop simple ! grommelait
le capitaine, dépoitraillé pour montrer ses cicatrices glorieuses et rosâtres,
et il s’approcha des filles, entendit leur double respiration régulière. Il
défit au couteau les lacets des brodequins de Mademoiselle Ornella, qui ne se
réveilla pas, continuait à faire sauter les boutons, cordonnets et rubans des
péronnelles lorsqu’un tapage le dérangea. Il courut vers la porte, rageur,
l’ouvrit d’un geste et se heurta à Paulin, rouge, que suivaient des dragons
tenant des lanternes.
— Paulin ! Je veux la paix ! Quoi ? Nos
saltimbanques te tracassent ? Qu’ils aillent en enfer !
— Eux, ça va, Monsieur…
— Alors ?
— Faudrait qu’vous veniez voir, mon capitaine, dit l’un
des dragons.
— C’est grave, dit encore Paulin pour décider son
maître, lequel jeta un coup d’œil aux endormies, qui
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