Il neigeait
Sébastien.
— La rue des vendeurs de poisson salé, monsieur Sébastien.
Mademoiselle Ornella venait de lui parler. Il ne retenait
que la douceur chantante de sa voix, oubliait ces multiples incendies qui
n’avaient plus rien d’accidentel.
Le capitaine d’Herbigny s’était réservé l’appartement du
comte Kalitzine, au mobilier sommaire mais bienvenu, et à la lumière des
bougeoirs il profitait d’un tableau de nymphes au bain épargné par le
chambardement. Il aurait préféré de vraies femmes à ces images potelées, peu au
goût du jour, mais incapable de dormir, avec un brin d’imagination et le rappel
de ses souvenirs, il animait le tableau, y plaçait des jeunes donzelles russes.
Paulin avait découvert de la vaisselle armoriée, mais pas grand-chose pour
garnir les assiettes, des fruits secs, une confiture brune trop sucrée. Le capitaine
tendit son verre, le domestique lui versa du vin de bouleau qu’il but d’une
longue gorgée :
— Ça ne ressemble vraiment pas à notre champagne,
dit-il en se lissant les bacchantes. Il avait troqué son habit de dragon, son
gilet, sa chemise contre une pelisse de satin vermillon doublée de renard, et
il chipotait en avalant sa confiture avec une cuiller. Pendant ce temps Paulin
arrangeait le lit, des nappes en guise de draps. Devant l’hôtel, les molosses
enchaînés recommençaient à aboyer.
— J’aurais dû leur casser la tête, à ces
braillards ! Paulin, va voir.
Le domestique ouvrit la croisée, se pencha ; il annonça
à son maître que d’étranges civils palabraient avec les sentinelles.
— Descends te renseigner et au galop !
Le capitaine s’emplit un verre à ras bord et se contempla
dans la glace accrochée en face de la table. Il aimait son allure, cette nuit,
ainsi accoutré à la moscovite, sans casque, le verre à la main. « À ma
santé ! » dit-il en se saluant. Ce décor, ces vastes pièces dépouillées
lui évoquaient son enfance près de Rouen, au château d’Herbigny, une grosse
ferme, en fait, au milieu d’un domaine que son père exploitait. Les vers
grouillaient sur les couvertures, les hôtes qui s’incrustaient mangeaient les
provisions, parce qu’il y avait toujours des voisins, un curé de la famille,
d’autres nobliaux désargentés. En hiver, on se serrait devant l’unique cheminée
en état de marche. D’Herbigny s’était enrôlé très tôt dans la Garde nationale,
il avait ensuite appris sur le terrain le métier des armes ; désormais il
n’était bon qu’à tuer, charger à la trompette et récolter des médailles. Il
avait si fréquemment croisé la mort que tout lui semblait dû. Un jour, il avait
passé son sabre dans le ventre d’un gringalet qui l’avait regardé d’un œil
insolent. Un autre jour, à la barrière de l’octroi, il avait rossé un douanier
qui entendait percevoir une taxe pour entrer dans Paris. Et cette bagarre, à
Vaugirard, entre les dragons et les chasseurs qui se cognaient au milieu des
guinguettes ; il s’en amusait quand Paulin arriva :
— Monsieur, Monsieur…
— Au rapport, animal !
— Des comédiens ambulants, ils nous demandent asile.
— Pas d’place pour des bohémiens dans mon palais.
— Ils sont français, Monsieur, ils habitaient le chalet
vert, en face, que nos cavaliers ont dévasté.
— Eh bien qu’ils dorment par terre, c’est excellent
pour le dos. Il faut les dresser, ces gens-là.
— J’ai pensé…
— Qui te paie pour penser, ganache ?
— Il y a des jeunes femmes…
— Jolies ?
— Deux ou trois.
— Amène-les-moi, que je choisisse. (Il rebiqua sa
moustache.) À moins que j’prenne le lot.
Le capitaine s’aspergeait d’une eau de Cologne dégotée dans
la chambre de la comtesse lorsque le lot, selon son expression, entra dans la
grande pièce mené par Madame Aurore, tonitruante, qui poussait un dragon en lui
bourrant les reins de tapes. Elle brandissait de l’autre main un châle et
apostrophait le capitaine :
— C’est vous, l’officier de ces vauriens ?
D’Herbigny ouvrait la bouche mais n’eut pas le temps de
répliquer à l’actrice, elle poursuivait sur le même registre :
— Vous m’expliquez pourquoi je retrouve mon châle roulé
en ceinture autour de son ventre ? (Elle frappa plus fort l’estomac du
dragon penaud.) Moi je sais ! Ce sont vos militaires qui ont saccagé
la maison où nous étions depuis deux mois ! J’exige…
— Rien du tout, dit le
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