Il neigeait
l’Empereur.
— Sire, je vous en supplie.
— J’écoute, dit encore l’Empereur en retombant dans un
fauteuil dont il abîma l’accoudoir à coups de canif.
— Regardez plutôt ce que nous avons saisi sur ce
brigand.
— Un manchon ? un bourrelet ?
— Un saucisson de poudre, sire. Cette brute voulait
incendier les combles du palais.
Méditatif, l’Empereur tripota l’espèce d’objet en toile,
bien cousu ; il l’ouvrit avec son canif comme on éventre un poisson pour
le vider, la poudre noire se répandit sur le sol. Le prisonnier riait sans
bruit.
— Êtes-vous convaincu, sire ?
— Que ce Russe voulait foutre le feu ? Ah oui,
Berthier, mais pourquoi il rit, le démon ?
— Parce que sir, dans sa langue, signifie
« fromage », expliqua Caulaincourt qui avait rejoint le groupe en
compagnie du maréchal Lefebvre.
— Très amusant ! (À Lefebvre :) Vous
l’avez interrogé, monsieur le duc ?
— Pien sûr.
— Alors ?
— Il ne tit rien.
— Mais sous sa peau d’ours, dit le major général,
voyez, il porte la veste bleue des officiers cosaques.
— C’est un attentat isolé.
— Non, sire, un crime prémédité.
— Un piège, ajouta Caulaincourt.
— Fos ortres ? demanda Lefebvre.
— Mes ordres ? Devinez ! è davvero cretino !
Lefebvre fit un geste aux grenadiers :
— Vusillez-moi l’incentiaire !
— Il n’est forcément pas seul, reprit le major général.
— Envoyez des patrouilles, qu’on fusille, qu’on pende,
qu’on extermine les suspects, vous entendez ?
L’Empereur se leva, mit son front à la vitre d’une
porte-fenêtre. Le quartier chinois recommençait à brûler mais à d’autres
endroits. Des incendies s’allumaient dans des faubourgs lointains, vers l’est,
et le vent se levait, portant ces flammes contre les remparts.
Du Kremlin, l’Empereur ne voyait pas les foyers qui
s’allumaient au-delà du bazar et que masquaient de grosses églises, mais les
vitres de l’hôtel Kalitzine avaient éclaté, des flammes violentes sortaient des
fenêtres et noircissaient la façade ; les rideaux, les voilages, les
tentures se détachaient et voletaient. Des poutres de la soupente se brisèrent,
le toit s’effondra dans un fracas, comme aspiré par l’intérieur de la maison.
Le dogue survivant, tenu par sa chaîne, avait délaissé le cadavre de Maillard à
peine entamé pour aboyer à la mort ; quand le feu roulera sur le perron,
il brûlera.
D’Herbigny marchait en tête, près de Madame Aurore, au
milieu de l’avenue heureusement large ; les dragons tiraient par la bride
leurs chevaux aux yeux bandés, pour qu’ils évitent cette lumière crue, nerveux
quand même à cause d’une chaleur de four, des odeurs mélangées de bois calciné,
de goudron, de fumée noire. Suivaient les comédiens, que rien ne distinguait de
soldats bizarrement accoutrés. Mademoiselle Ornella boitillait, pieds nus sur
les pavés chauds ; elle tenait à la main ses brodequins aux lacets
tranchés et prenait le bras de son amie Catherine Hugonnet, toutes deux à peine
vêtues, le torse enveloppé dans des nappes fines et brodées : elles
maudissaient ce cochon d’officier qui avait profité de leur premier sommeil
pour déchirer, découdre, esquinter leurs vêtements ; elles le regardaient,
là-bas devant ; il faisait le coq mais ses cavaliers portaient des
fourrures et des colifichets comme pour chanter un opéra. Enfin, se
disaient-elles, nous sommes vivantes, démunies mais vivantes. Elles avaient vu
avec désolation flamber leur chalet vert, mais par ici les maisons de bois
étaient intactes, et, au bout de l’avenue, une sorte de cathédrale à dômes bleus
s’élevait sur une place épargnée. Elles allaient y parvenir quand les chevaux
des dragons refusèrent d’avancer davantage. Au bas d’un bosquet, une meute de
gros chiens silencieux regardait la frondaison ; ils avaient le poitrail
costaud, un pelage gris. On s’arrêta et la voix du capitaine retentit :
— Elles avaient peur du feu, ces rosses, et des chiens
les épouvantent ?
Au bruit de cette voix, les chiens en question abandonnèrent
leur bosquet et jetèrent des regards au groupe figé. Ils avaient les yeux obliques
et verts, des têtes plates.
— Ce sont pas des chiens, mon capitaine, dit le dragon
Bonet, ce sont des loups.
— Parce que t’en as vu, toi, des loups ?
— Ah j’en ai vu de près, dans le Jura, et y en a un qui
a mangé
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