Il neigeait
quelques
églises, de maisonnettes à toits pentus comme des chalets suisses, avec un
étage et un jardinet sur le devant, clos par des palissades basses : ce
serait bien le diable s’ils ne trouvaient rien à se mettre sous la dent. Ils
s’apprêtaient à piller méthodiquement ces maisons. L’un des dragons allait
briser la serrure d’une porte, il avait levé sa crosse quand des lanciers
s’amenèrent dans la rue au galop. L’un d’eux ralentit pour crier à
d’Herbigny :
— Méfiez-vous des portes ! Ils ont piégé leurs
bicoques !
Le dragon restait fusil en l’air et bouche ouverte.
— Tu as entendu, bourrique ? Par la fenêtre.
Ils arrachèrent un volet, cassèrent un carreau ; le capitaine
enjamba la fenêtre, inspecta la pièce : un banc, un tabouret… Il fit
quelques pas. Sa botte écrasa des brindilles. Il baissa les yeux. Les anciens
occupants avaient entassé des fagots et des copeaux devant la porte ; il
aperçut une batterie de fusil reliée à la serrure : s’ils avaient défoncé
cette porte, la poussée aurait fléchi la détente, le coup serait parti pour
flanquer le feu à ce tas de bois sec. Le maréchal de logis Martinon passa le
nez à la fenêtre :
— Mon capitaine, en sondant le jardin au sabre on a
heurté un coffre.
Les cavaliers avaient déterré le coffre qui s’ouvrit sans
effort. Il contenait de la vaisselle. Ils continuèrent leurs fouilles dans les
autres habitations. Avec des gestes d’une extrême prudence, ils enfonçaient
leurs sabres dans la terre, retournaient le sol, visitaient les caves,
trouvèrent un obus dans un poêle et plusieurs portes piégées. Ils mirent la
journée entière à ramener un baril d’eau-de-vie, des racines et un esturgeon
fumé.
Un vigoureux vent d’est soufflait en bourrasques et poussait
le feu vers le Kremlin. Une pluie de charbon tombait dans les cours. Des
tourbillons de fumée enveloppaient le haut des clochers. Ce spectacle rendait
Sébastien fébrile ; sur le canapé du grand salon où il ne dormait pas, il
s’efforçait de chasser d’atroces visions, Ornella environnée de flammes, sa
chevelure comme une torche, et elle courait, mais non, Madame Aurore
connaissait Moscou, ses détours, ses raccourcis, ses pièges, jamais elle ne se
serait laissé encercler par le feu. Il se persuadait. C’était la nuit mais on y
voyait sans lampe à cause de l’incendie. Il se leva, se brûla la main en
touchant la porte-fenêtre aux vitres surchauffées, sortit sur la terrasse. La
moitié de la ville se consumait. Il respirait des cendres, du bitume, du
soufre, entendit exploser les toits de fer battu des magasins du bazar,
retourna dans le salon en sueur, reprit son souffle. Sa Majesté dormait. La
lettre au Tsar avait été ajournée. Napoléon s’était couché tôt, il voulait
réparer sa nuit éprouvante dans l’auberge sale de Dorogomilov, et personne ne
prenait la responsabilité de l’alerter. Comment lui demander de quitter la
ville ? Berthier, Lefebvre, Caulaincourt, d’autres chamarrés entretenaient
à ce sujet un conciliabule à l’autre bout du salon. Le maréchal du palais,
Duroc, se dévoua enfin ; il se faisait moins insulter que ses compagnons.
Il y eut tout de même des éclats de voix derrière la porte, dans la chambre
impériale. Comment persuader le monarque d’abandonner le Kremlin menacé, d’évacuer
les troupes de Moscou dans la campagne voisine, puisqu’on ne réussissait pas à
enrayer le feu ? Comment allait-il réagir ? Mal, ils s’en doutaient.
Berthier, à son habitude, se rongeait les ongles, Caulaincourt regardait la
porte, Lefebvre le plancher, puis l’émissaire revint annoncer que ses valets
habillaient l’Empereur.
Le voici, maussade et agacé ; Constant l’aide à enfiler
sa redingote en marchant. Il approche des fenêtres, grimace devant le
brasier :
— Les sauvages ! Sauvages comme leurs
ancêtres ! Des Scythes !
— Sire, il faut quitter Moscou sans tarder.
— Berthier, allez au diable !
— Nous y sommes.
Napoléon hausse les épaules avec dédain, puis il se colle
les yeux à sa lorgnette de théâtre. En bas, dans une vive lumière orange, des
canonniers essaient d’étouffer les flammèches qui tombent ; déjà les
étoupes de certains caissons d’artillerie, bêtement rangés dans une cour,
prennent feu ; des hommes les piétinent ; quatre cents coffres de
munitions risquent d’exploser. Au-dessus, debout sur les toits de fer
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