Il neigeait
une femme de mon village, et il a blessé plein de gens. C’est
dangereux, ça aime la guerre, plus y’a d’morts et de charognes et de serpents,
et plus y’a de loups.
Personne n’avait coupé la parole au cavalier. Ils ne
bougeaient plus. Ils observaient les fauves. Allaient-ils attaquer ? Les
hommes qui portaient encore leurs sabres les dégainèrent. Ce fut inutile.
Devant le porche de la grande église passaient des hussards rouges à
cheval ; ils menaient deux moujiks ficelés. Trop d’hommes, trop de
risques, les loups s’enfuirent. Les hussards amenèrent leurs prisonniers
jusqu’au bosquet. D’Herbigny les appela ; un lieutenant s’avança au petit
trot et demanda :
— Vous comprenez le français ?
— Capitaine d’Herbigny, des dragons de la Garde !
— Pardonnez, mon capitaine, mais je ne m’en serais pas
douté…
— Je sais !
— Les uniformes de Monsieur sont dans ce portemanteau,
dit Paulin en montrant le bagage que portait son âne.
— Nous venons d’échapper à un incendie de justesse, dit
Madame Aurore.
— Ne restez pas à découvert, abritez-vous dans
l’église, elle est en pierres solides, isolée des bâtisses en bois, pas de
danger qu’elle flambe.
— Vous croyez, lieutenant, que je vais me croiser les
bras ?
— Dans ce coin, mon capitaine, c’est infesté de
bagnards saouls qui poussent le feu avec des choses dans ce genre…
Il jeta à d’Herbigny une lance que le capitaine considéra de
près.
— Ils attisent avec ces lances goudronnées, dit encore
le hussard, puis il rejoignit ses compagnons ; ils étaient en train de
brancher les deux prétendus incendiaires. Lorsqu’ils doublèrent le bosquet,
avant de se réfugier dans l’église, d’Herbigny et sa troupe aperçurent une
dizaine de corps pendus ; le déjeuner des loups. Ornella baissa les yeux,
elle ne les releva qu’à l’intérieur avec l’impression de pénétrer dans un autre
monde : sur les bas-côtés, entre les piliers, devant le chœur, brillaient
des centaines de cierges sur des luminaires volumineux. Quelles mains les
avaient allumés ? Elle ne se le demandait pas. Elle se serra contre son
amie. Elle aurait voulu dormir et se réveiller à mille lieues de Moscou, dans
les coulisses d’un théâtre parisien. Elles se connaissaient depuis longtemps,
avec Catherine, elles avaient joué mille fois sur les mêmes tréteaux, débuté
par des rôles infimes, une apparition, une réplique mais dans Monsieur
Vautour aux côtés du célébrissime Brunet ; Madame Aurore les avait
remarquées, la brune pour son allure, la rouquine pour sa fraîcheur. Elles
avaient été engagées et n’avaient plus cessé de monter sur la scène des
Délassements, faubourg du Temple, jusqu’au jour où Napoléon avait décidé de
fermer la plupart des théâtres pour supprimer la concurrence avec les huit
salles qu’il subventionnait. Il avait fallu quitter la France pour travailler,
tourner à l’étranger, jouer devant des expatriés ou des Européens cultivés qui
comprenaient notre langue. La troupe nomade d’Aurore Barsay avait été applaudie
à Vienne, à Pétersbourg, à Moscou depuis deux mois, Moscou menacée par
l’incendie et par les soldats, sans public, sans un rouble, sans bagages, sans
costumes.
— Oh, Catherine, disait Ornella, j’en ai assez…
— Moi aussi.
— Je vais au ravitaillement ! annonça d’Herbigny.
Installez-vous dans cette chapelle latérale. Martinon, et toi, toi, suivez-moi.
Vous autres, attachez les chevaux aux balustres des autels.
— Aux quoi ?
— Ici, ignare ! À ces choses en bois doré !
Le capitaine gardait au fond de lui sa lassitude et ses
doutes. Manchot désormais, couturé de partout, il rentrait ses vraies envies en
serrant la poignée de son sabre. Parfois montait en lui le désir paradoxal
d’une vie paisible, campagnarde ; ou bien il s’imaginait aubergiste
puisqu’il aimait le monde et le vin, et les poulardes à la broche, dorées,
tendres, juteuses. Il écarta cette image inconvenante de volaille, cet
après-midi de septembre, dans Moscou livrée aux loups, aux bagnards et au feu.
Il rôdait avec ses cavaliers dépenaillés, l’estomac vide, après avoir endossé
l’un de ses habits verts et boutonné à la couture une surculotte de toile
grise ; son casque était resté dans les ruines de l’hôtel Kalitzine,
écrabouillé, fondu.
Le quartier se composait pour l’essentiel, entre
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