Il neigeait
Noire qui menaçaient à
distance.
Le baron Fain se félicitait d’avoir invité la famille Sautet
à bord de sa voiture officielle. Le libraire connaissait la région et il put
expliquer comment, sans boussole, on pouvait se diriger dans cette immensité
pour rejoindre le quartier impérial. Le gros homme avait consulté les troncs
d’arbre, la face où l’écorce était roussie indiquait le nord. Grâce à cette
astuce, on pardonna au libraire ses humeurs ronchonnes et on atteignit sans
trop d’encombre le château ruiné où Sa Majesté campait. Napoléon espérait la
réunion de son armée et des nouvelles de Paris, à quelques journées de
Smolensk, de ses magasins fournis dont chacun rêvait pour se regonfler le
moral. Un convoi de vivres était d’ailleurs parvenu de cette ville à
l’arrière-garde du maréchal Ney. L’information avait cheminé.
Tronçonnés en bûches, les uniques meubles du château, un
billard et une lyre, flambaient dans l’âtre. En privé, l’Empereur ne décolérait
pas. Sébastien savait que les mauvaises nouvelles recouvraient les bonnes. Les
courriers le laissaient songeur. Non seulement les troupes de réserve,
demeurées à l’arrière, cédaient devant les Russes et reculaient, non seulement
le prince Eugène venait de perdre son artillerie en traversant un gué, mais
encore il apprit qu’à Paris on avait voulu rétablir la république.
Deux semaines plus tôt, le général Malet s’était évadé de la
maison de santé où il était interné. Muni de faux documents, il avait délivré
des complices : ils avaient investi l’hôtel de police et celui de
l’état-major en lançant une rumeur : « Napoléon est mort. »
Savary, le ministre de la Police, avait été arrêté dans sa chambre en chemise
de nuit. Puis les conjurés avaient réclamé au préfet de Paris une salle de
l’Hôtel de Ville pour leur gouvernement provisoire. Ils avaient failli réussir ;
la garnison de la capitale avait été à deux doigts de flancher. L’Empereur
resta incrédule, il lut et relut plusieurs fois le message, accablé :
« Ils m’ont cru mort et ils ont perdu la tête, pensait-il. Malet, un
récidiviste, un fou ! Quoi ? Trois inconnus peuvent propager
n’importe quel racontar, que personne ne vérifie, et s’emparer du
gouvernement ? Et s’ils essayaient de restaurer les Bourbons ? Qui a
songé à prêter serment au roi de Rome ? Qui a songé à la dynastie
impériale ? Autrefois, on criait Le roi est mort, vive le roi ! Cette
fois, rien. Voilà ce qui arrive quand je m’éloigne trop longtemps. Tout repose
sur moi. Sur moi seul. Rien de ce que j’ai entrepris ne me
survivra ? » Il attendait d’autres estafettes, s’en inquiétait sans
cesse auprès de Caulaincourt ou de Berthier. Sébastien et le baron n’osaient
quitter leurs pupitres de voyage, mais l’Empereur ne leur dictait pas une
ligne. Il tapotait l’accotoir de son fauteuil, se farcissait le nez de tabac,
refusa de dormir.
Un froid intense s’ajouta dès le matin au brouillard
givrant. Il s’agissait de ne plus gâcher son temps, de parvenir à Smolensk, d’y
rétablir ses forces.
— Mes bottes ! dit l’Empereur.
À ce signal, valets, secrétaires et officiers se mirent à
bourdonner dans les courants d’air des salons sans vitres. Sébastien et le
baron laissèrent aux autres commis le soin de replier le matériel. L’Empereur
n’avait pas bougé de son fauteuil. Un maître d’hôtel lui apporta sa tasse de
moka et le mamelouk Roustan accourut avec ses bottes craquelées sous la cire.
Il s’agenouilla devant Napoléon qui présenta une jambe, enfila une première
botte mais reçut dans la poitrine un formidable coup de pied ; il se
renversa par terre, le souffle court.
— Voilà comme je suis servi ! rageait l’Empereur.
Tu n’as pas remarqué, crétin, que tu mets la botte gauche au pied droit ?
Tu ne vaux pas plus cher que ces pleutres, à Paris, qui se sont laissé abuser
par un dément échappé de l’asile !
La conjuration ratée de Malet continuait à l’obséder.
Qu’allait dire l’Europe de cette aventure grotesque ? Comment allait-elle
s’en servir ? L’Empire était désormais à la merci d’une poignée
d’activistes. Napoléon en souffrait.
Au débouché d’une forêt, la route suivait le courant du Dniepr,
damée par le passage de mille voitures et des canons emballés dans des sacs.
L’escadron que conduisait d’Herbigny se
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