Il neigeait
dont les naseaux fumaient encore, ils y plantaient les dents, le sang
coulait sur les mentons et les hardes. Une bande de tirailleurs pillait des
calèches prisonnières d’un fossé, ils jetaient dans la neige des candélabres,
des robes de bal, des porcelaines fines, ils se chargeaient de liqueurs. L’une
de ces voitures flambait qu’encerclaient des fantômes maigres et barbus ;
ils faisaient griller des viandes douteuses embrochées sur leurs sabres. À ce
moment, Sébastien vit un corps tomber du toit de la berline, l’un des blessés
qu’on avait chargés à l’abbaye, mal arrimé, que les secousses du chemin avaient
déséquilibré. Le jeune homme ouvrit la portière et cria au postillon :
— Arrêtez ! Nous avons perdu un blessé !
— Fermez cette porte, monsieur Roque, dit le baron
Fain, vous avez trop chaud ?
— Bien, monsieur le baron.
Et il jeta un coup d’œil aux passagers. Le lieutenant et
l’unijambiste ne râlaient plus, ne buvaient plus, ne mangeaient rien :
vivaient-ils encore ? La mère et la fille Sautet, frigorifiées, se
pressaient dans les bras l’une de l’autre ; le libraire tenait son chien
noir contre lui, et le chien haletait. Le baron Fain s’était enveloppé la tête
d’une écharpe de laine. Ils n’avaient presque plus de provisions mais
demeuraient confiants : dans l’entourage de Sa Majesté ils ne pouvaient
pas mourir de faim, à l’étape ils iraient aux cantines. De temps à autre une
explosion faisait trépider la berline ; les artilleurs mettaient le feu
aux caissons qu’ils ne pouvaient plus tirer, et cette poudre, au moins,
l’ennemi ne la récupérerait pas. Une explosion plus forte, plus proche, brisa
l’une des vitres, près des blessés blottis sur les sacs de pois. Sébastien
monta des bagages contre cette portière condamnée, pour couper le vent glacé.
Il réalisa alors que la voiture ne roulait plus et que le Hollandais
unijambiste était mort.
Cette fois, le baron Fain descendit s’informer du nouveau
tracas. Sébastien le suivit après s’être roulé comme lui une écharpe de
cachemire autour des oreilles et du nez. Dehors, les yeux piquaient, les mains
blanchissaient aux articulations, et ils s’agrippaient à la berline avec des
doigts gourds, pour ne pas glisser sur les plaques de gel. Le postillon était
étendu de tout son long dans un tas de neige molle au bord de la route :
en explosant, le caisson avait projeté en l’air des morceaux de son bois avec
la force de projectiles ; un éclat lui avait ouvert le crâne. Ils virent
des voitures dont les vitres étaient cassées, que leurs occupants essayaient de
boucher. Des calèches, des fourgons voulaient doubler ces accidentés qui les
retardaient, se risquant dans la neige plus épaisse et instable, versant
quelquefois. Le baron s’était accroupi près du postillon pour constater sa
mort. Sébastien offrit de le remplacer.
— Vous savez conduire ces engins, monsieur Roque ?
— À Rouen, j’ai souvent mené le char à bancs de mon
père.
— Oui, je veux bien, mais nous ne voyageons pas dans un
char, nous avons grâce au ciel deux chevaux avec des crampons sous les sabots.
— Avons-nous le choix, monsieur le baron ?
— Sortez-nous de là, et rejoignons au plus pressé les
voitures de Sa Majesté, puisqu’elles nous ont distancés.
— Soit, mais je dois vous signaler qu’un de nos blessés
est aussi mort que ce postillon.
— Je le sors, occupez-vous de nous conduire.
Fain remonta dans la berline tandis que son commis ôtait les
manteaux du postillon, les enfilait ; il lui enleva ses gants de peau,
ramassa le fouet, se percha sur le banc et prit les rênes. À peine était-il
monté à sa place que des traînards achevaient de dépouiller le postillon et
l’unijambiste (que le baron avait poussé dans la neige). Ils ne risquaient pas
de perdre leur chemin, il n’y avait qu’à remonter les centaines de corps nus,
gelés, hommes et femmes couchés sur la glace, les voitures brûlées, les chevaux
dépecés qui coloraient la neige en rose.
Le froid et la monotonie du voyage engourdissaient le cocher
improvisé. Sébastien se contentait de laisser aller ses chevaux à la suite des
fourgons sans pouvoir accélérer le train, sans espérer rejoindre les autres
véhicules de la maison de l’Empereur dont il avait perdu la trace, loin devant
à cette heure. Trop de cadavres, trop de charognes, comment s’apitoyer ?
Si un blessé
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