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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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réduisait à une dizaine de cavaliers
montés ; les autres étaient à pied, leurs chevaux n’avaient pas résisté à
la faim et à la soif, les hommes s’étaient résignés à consommer leur chair
nerveuse avant qu’elle ne durcisse. Une peau de mouton contre les oreilles,
sous son imposant bonnet, le capitaine respirait l’air froid ; la vapeur
de son haleine se changeait en glace sur sa moustache gauloise et le fouillis
de barbe qui lui couvrait les joues. Le brouillard ne s’était pas levé avant
midi, que remplaçait un vent aigre. Ils allaient à l’aveuglette, attentifs à ne
pas se perdre.
    Paulin stationnait à un tournant, sur le baudet très amaigri :
    — Mffeu, fit-il au capitaine.
    — Si tu as quelque chose à me confier, soulève au moins
ton collet ! On dirait une momie du Caire !
    — Monsieur, reprit le domestique en obéissant, le nez,
on ne s’aperçoit pas quand il gèle, et alors il tombe, vous devriez…
    — C’est pour me donner des conseils que tu t’es
arrêté ?
    — Non, Monsieur, mais arriverons-nous à passer ?
La nuit vient si tôt.
    Après le virage, la route verglacée tombait sur un pont qui
enjambait le fleuve, elle remontait aussi raide de l’autre côté. Des
grenadiers, les doigts soudés à leurs fusils, veillaient à l’entrée du pont
pour réguler le flot, mais que pouvaient-ils ? Des chevaux aux fers usés
dérapaient jusqu’au fleuve et ne se relevaient pas, ils hennissaient à pleins
naseaux, des voitures lourdes s’écrasaient sur eux, brisaient la mince couche
de glace, coulaient dans l’eau grise, des hommes criaient, s’entrepoussaient,
d’autres dévalaient la pente ou utilisaient les cadavres comme les marches d’un
escalier, quelquefois ils roulaient en bas avec leurs bagages qui
s’ouvraient ; les suivants se prenaient les guêtres dans des samovars, des
bracelets, des anses de théière.
    — Les charrettes, mon capitaine, elles descendront
jamais intactes.
    — Tu as hélas raison, Bonet.
    — Et même nos derniers chevaux…
    — On abandonne les charrettes, commanda d’Herbigny, on
atteint le pont par la neige du bord, plus fournie, en tenant les chevaux.
    Des civils industrieux réussissaient à faire glisser leurs
voitures jusqu’au pont par un système de cordages noués aux bouleaux, mais à ce
manège les charrettes se seraient disloquées et les dragons les
déchargeaient ; ils se partageaient les pièces d’or, les pierres
précieuses desserties des icônes ; le vin avait gelé, ils brisèrent les
flacons et reprirent leur chemin en suçant des glaçons de madère ou de tokay.
De nouveaux arrivants très démunis achevaient de disperser le contenu des
charrettes. D’Herbigny avait accroché en soupirant des paquets de thé à sa
selle et sur le dos des mules heureuses de ne plus avoir à tirer la cargaison
complète. Ils parvinrent à se regrouper à l’entrée du pont pour le passer en
force dans la débandade.
    — Le tonnerre ? demanda Paulin.
    Le capitaine n’eut pas le temps de lui répondre qu’un boulet
s’écrasa à quelques mètres d’eux. Au loin, des cosaques les visaient avec des
canons légers montés sur des traîneaux, ils agitaient leurs fouets, hurlaient
comme des loups. Un autre boulet tomba dans le fleuve. Ce fut la ruée.
    — Du calme ! criait le capitaine, incertain de son
autorité. Sur l’autre rive nous ne risquons pas moins !
    Le pont de bois remuait sous les roues et les sabots. S’il
n’y avait pas eu de parapet, beaucoup seraient tombés dans l’eau du Dniepr. De
l’autre rive, d’Herbigny s’aperçut qu’en marchant il avait ramassé des colliers
de perles à ses bottes. La montée s’annonçait plus délicate que la descente.
Les fers lisses des chevaux n’avaient aucune prise sur le verglas, seules les
mules et les montures ferrées à glace y arrivaient sans patiner ; même le
baudet de Paulin se coucha et, après une dizaine de mètres difficiles, glissa
en arrière avec le portemanteau, au désespoir du domestique.
    — Fais pas cette tête-là ! dit le capitaine.
    — J’avais la responsabilité de vos uniformes.
    — Mes habits, je ne les aurais pas tous portés,
hein ? Quand nous serons en France…
    — Nous reverrons Rouen, Monsieur ?
    — Bien sûr !
    Paulin regardait par-dessus son épaule. Près du pont
encombré, une dame avait rejeté son capuchon de zibeline ; à genoux, elle
fendait au couteau le ventre de l’âne, y plongeait

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