Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
tombait d’une voiture il laissait sa berline lui rouler dessus, il
ne fallait à aucun prix s’arrêter, perdre sa place dans le convoi. Bien des
malheureux mouraient écrasés par cent roues, cela secouait les voitures,
d’autres blessés tombaient, écrasés à leur tour dans l’indifférence. Il
arrivait même à Sébastien d’envier le sort de ces bougres d’estropiés, les
voilà débarrassés, en paix, à mille lieues de cette plaine sans fin. D’autres
fois il évoquait des souvenirs heureux quand, avec quelques veinards, il
partageait les combles du ministère de la Guerre à l’hôtel d’Estrées. Il usait
ses journées à recopier des états, notes, dépêches, dans un bureau du service
de la conscription, courbé sur l’une des tables arrangées autour du poêle. Le
matin il nettoyait le plancher à l’eau pour y fixer la poussière, il se
reposait en taillant sa plume au canif, ou bien il filait jusqu’à la loge du
concierge qui avait établi une cantine ; dès onze heures les corridors
empestaient les saucisses grillées qu’on ramenait sur sa table de travail, dans
des lettres ou des rapports… Il avait faim. Il aurait tué pour avaler un
dégoûtant bouillon de cheval. Il y songerait à l’étape, quand la nuit les
obligerait à stationner n’importe où, sans feu, calfeutrés dans leurs
couvertures, avec ce chien noir qu’il imaginait en gigot.
    Des gros flocons tombèrent lentement, puis plus serré, plus
vite, bientôt en tempête. Sébastien baissa la tête pour ne pas être aveuglé. Il
se fiait aux chevaux qui avançaient contre le vent et s’arrêtèrent à la nuit.
Le cocher improvisé dégringola de sa banquette, enfonça dans la neige jusqu’aux
cuisses. Le silence était total. Il cogna contre la vitre embuée :
    — Monsieur le baron, je crois que nous nous sommes
égarés.
    — Vous n’avez pas suivi la route ?
    — Il n’y a pas de route.
    Le baron Fain alluma une lanterne et rejoignit son commis.
Comme la tempête se calmait, il éclaira un groupe d’isbas, une sorte de grange,
des maisons basses en troncs de sapin. Le hameau paraissait inhabité mais ils
se méfiaient ; les paysans russes attaquaient les isolés qu’ils
massacraient à la fourche.
    — Allez dans la voiture chercher votre sabre, monsieur
Roque.
    — Je veux bien mais je n’ai jamais appris à m’en
servir.
    — Face au danger on apprend tout de suite.
    Comme il s’en retournait dans l’obscurité, Sébastien renifla
une odeur de fumée et en avertit le baron. Dans la dernière des isbas, en
effet, quelqu’un faisait du feu. Ils n’osaient plus bouger. Soudain, le baron
sentit un contact métallique contre sa tempe. La neige crissait autour d’eux,
des hommes les entouraient, pistolets aux poings.
    — Adieu, monsieur le baron.
    — Adieu, mon petit…
    — Parlare lé francé ?
    C’étaient des soldats de l’armée d’Italie perdus dans la
tempête. Ils n’étaient pas bien redoutables ; s’ils avaient des armes ils
n’avaient plus de munitions. Sébastien respira. Il n’avait même pas eu peur.
Dans l’isba, les Italiens profitaient d’un poêle en terre où grésillaient des
bûches. Ils avaient enfermé les chevaux dans la grange, arraché une partie du
toit pour garnir les râteliers de chaume. Les femmes s’étendirent près du foyer
sur ce large banc qui tournait autour de la pièce, contre les murs de bois où circulaient
des quantités de punaises. En face, ils avaient installé le lieutenant blessé
qui claquait des dents de froid ou de fièvre ou des deux. Parce qu’il n’y avait
pas de cheminée, la fumée remplissait l’espace et râpait les gorges. Les
Italiens avaient pillé de l’avoine dans un village, ils l’avaient réduite en
farine avec des grosses pierres, mélangée à de la neige fondue ; ils
posaient des boules de cette pâte sur les braises, puis ils enlevaient la
cendre collée au pain. C’était fade, mal cuit ou brûlé, mais Sébastien mordit
dedans comme un vorace. Il n’était pas le seul. Ils s’endormirent en rêvant de
campagne verte et ensoleillée, de festins, de plaisirs invraisemblables.
    Le chien des Sautet était resté dans la berline. Il réveilla
tout le monde à l’aube en aboyant. Tout le monde, c’est trop dire, les Italiens
avaient disparu. Sébastien eut un pressentiment :
    — Les chevaux !
    Les Italiens avaient dégagé un sentier jusqu’à la berline.
Ils avaient emporté le sabre russe, les sacs de

Weitere Kostenlose Bücher