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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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votre barbe, vous savez… Mais le nez, oui, il
est toujours aussi long.
    — Dépêche-toi, qu’on aille toucher nos rations.
    — Combien d’hommes sous vos ordres ?
    — Vingt-neuf.
    — Hou ! À Moscou vous en aviez une centaine.
    — Allez !
    — Des chevaux ?
    — Un seul, le mien, et quatre mules.
    — L’avoine est réservée aux chevaux.
    Poissonnard remplit un formulaire de son écriture appliquée,
signa, sécha l’encre, tamponna et tendit la feuille :
    — Des convois allemands nous ont ravitaillés en farine,
en légumes, il y a même du bœuf.
    S’imaginant attablé devant une côte de bœuf, le capitaine
emmena les débris de son escadron au magasin. Un employé, lui aussi bien nourri
et bien vêtu, sortit les rations de plusieurs caisses : des petits pois,
de la farine de seigle, trois pièces de bœuf, des flacons de vin rouge que
chacun se répartit sans attendre. Dans la rue qui les ramenait à la citadelle,
déjà réconfortés par leur futur repas, le premier véritable depuis des
semaines, les dragons se cognèrent à une bande de guenilleux aux joues creuses,
armés de bâtons cloutés et de baïonnettes.
    Les deux troupes, immobiles, se fixaient avec des yeux
sauvages. Les uns voulaient sauver leurs rations, les autres voulaient manger.
Les chevaux morts étaient à ce point glacés qu’ils n’avaient pu les découper.
Autrefois alliés dans les combats, ils devenaient féroces pour un sachet de
farine. Les dragons du premier rang dégainaient leurs sabres ; leurs
compagnons, derrière, chargeaient les fusils. Ils s’observaient. Comme le
capitaine armait son pistolet, Paulin lui suggéra :
    — Monsieur, nous avons plusieurs côtes de bœuf, si on
en sacrifiait une ?
    — Sacrifier une part de nos rations ?
Jamais ! Tu crois qu’on en a trop, ma parole ?
    — Ces efflanqués n’ont rien à perdre.
    — Nous, si.
    — Ils sont dangereux.
    — S’ils ont envie de se faire sabrer, tant pis.
    — Quand des fauves vous entourent, Monsieur, mieux vaut
leur jeter quelque chose à dévorer, ça les occupe, et pendant qu’ils se
disputent leur proie, on décampe.
    Le capitaine fouilla dans les sacs, prit l’un des quartiers
de bœuf par son manche en os, fendit les rangs et lança la viande par-dessus
les têtes des affamés. Paulin avait vu juste. Ils se bousculaient autour du
morceau tombé sur la neige, se frappaient, se piquaient avec les baïonnettes,
s’assommaient, tombaient les uns sur les autres. Profitant de cette bagarre, le
capitaine et ses hommes s’esquivèrent vers la citadelle pour y retrouver sans
doute leur brigade, se remplir l’estomac et se rincer la gorge, reformer près
de l’Empereur une manière de régiment.
     
    Le chacun pour soi qui prévalait avant Smolensk se muait en
fraternité forcée. L’intérêt seul soudait les naufragés. Au hasard de la
marche, des petites bandes s’étaient constituées pour mieux se défendre à
plusieurs de la faim, du froid et des autres. Ces tribus ramassaient des
soldats désarmés (ils avaient préféré l’eau-de-vie à leurs fusils), des civils
de toutes classes, insensibles, capables d’ôter les bottes d’un mourant avant
qu’il expire. Une survie s’organisait, jalouse, méchante, au sein de ces
minuscules sociétés en dehors desquelles on était condamné à courte échéance.
Ornella, qu’un chef de bande avait remarquée, partageait la tanière d’une
curieuse équipe, dans une maison en partie brûlée des faubourgs, au bord du
Dniepr. Ils étaient sept ou huit autour d’un feu de planches, roulés dans des
couvertures, accroupis comme des Indiens. Un cœur de cheval cuisait dans un
casque. Ces hommes parlaient peu et se comprenaient à peine ; si le chef
était français, les autres venaient de Bavière, de Naples ou de Madrid, ils se
communiquaient par gestes des propos élémentaires. Un grand type à barbe en
hérisson portait une cuirasse sur des vêtements de femme ; il piqua le
cœur de son poignard, le posa par terre pour le couper. Son voisin, en calotte
de soie noire, avait retiré son shako où il rangeait des ciseaux, un rasoir, du
fil et des aiguilles ; la bouche pleine, il se mit à repriser le châle
dont il s’entourait le torse. On n’entendait que le craquement des planches
dans le feu, et huit mâchoires qui mastiquaient des entrailles. Quelqu’un
grattait la palissade qui leur servait de porte.
    Le chef se leva, repoussant Mademoiselle Ornella,

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