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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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pois, des fourrures, du
vin ; dérangés par les aboiements ils avaient laissé les chevaux. Ils
dévalaient dans la neige vers un lac gelé, en contrebas, à la lisière d’une
forêt. Peu après, en tenant un miroir de voyage devant le baron Fain, qui se
rasait le menton, Sébastien décida que sa barbe pousserait comme elle voudrait.
Il le confia au baron, qui lui répondit d’un air détaché :
    — Vous tenez à déplaire à Sa Majesté ?
     
    Les traîneurs, cavaliers démontés aux bottes entourées de
chiffons, voltigeurs, hussards fagotés comme des épouvantails, portaient des
barbes touffues où les flocons se fixaient. La nuit, ils volaient des chevaux
qu’ils montaient avec l’idée de les dévorer plus tard. Si une voiture cassait
une roue, ils la flambaient, se disposaient en cercle sous des bâches et des
couvertures ; ces tentes s’alourdissaient de neige. Madame Aurore
possédait une casserole. Elle en devenait précieuse. Au réveil, sortie de sa
tente, elle chercha un cheval valide, en repéra plusieurs, attachés à un
bosquet. Leurs propriétaires ne la voient pas venir, ils tournent le dos, les
visages exposés au feu de leur bivouac. Madame Aurore prend son canif,
l’insinue entre les côtes de l’un des animaux, doucement elle entaille la chair
et recueille le sang dans son récipient en fer-blanc. Sur les dernières braises
d’un fourgon dépiauté qui les a réchauffés cette nuit, elle fait cuire le sang
et offre ce boudin, quelques bouchées à chacun. Avant de repartir vers l’ouest
dans la foule des fricoteurs et des péquins, trois artilleurs s’arrêtent devant
la cuisinière. L’un d’eux se présente comme sous-officier, entrouvre sa pelisse
pour montrer un semblant d’uniforme :
    — Le cheval, devant la carriole, il vous
appartient ?
    — Oui, répond Madame Aurore.
    — Plus maintenant.
    — Voleur !
    — Nous en avons besoin pour notre canon.
    — Vous n’avez plus besoin de canon !
    — On vient de nous saigner un cheval, je n’ai pas le
choix.
    — Comment va-t-on marcher, si vous le prenez ?
    — À pied, comme nous autres.
    Le sous-officier fit un signe à ceux qui l’accompagnaient.
Ils avaient encore des shakos sur la tête. Ils détachèrent le cheval et
l’emmenèrent par la bride. On entendit hurler le grand Vialatoux, puis se
plaindre, puis supplier. Madame Aurore, sans lâcher sa casserole, avança vers
la voiture en plongeant ses bottes dans l’épaisseur de neige. Avec ces soldats
butés, protester ne servait à rien, elle voulait le répéter au jeune premier
qui s’emportait, retenait l’animal par la queue ; avant que la directrice puisse
raisonner le comédien, le sous-officier lui tira une balle dans la tête.
L’imbécile s’écroula en perdant sa cervelle. « Comme aux prisonniers
russes ! » disait l’artilleur, ce qui amusa ses compagnons. Vialatoux
pleurait, assis contre le brancard inutile.
    — Debout ! lui ordonna la directrice.
    — On ne va pas pousser notre voiture, quand même.
    — On emporte ce qu’on peut et on suit le mouvement.
    — Et lui, on le laisse aux corbeaux ? dit
Vialatoux en montrant le corps de son ancien partenaire.
    Dans la carriole, Ornella et Catherine avaient assisté à
l’assassinat et à la perte du cheval, mais elles n’avaient plus de larmes, plus
de pensées, plus d’émotions ; elles obéirent à Madame Aurore, fermèrent
dans des fourrures comme dans des balluchons ce qu’elles jugeaient
indispensable et pas trop lourd, des vêtements surtout qu’elles triaient sur le
plancher de la voiture ; costumes, robes de scène, non, mais bonnets,
châles, bougies. Ils repartirent à pied, suivant de près un groupe de
tirailleurs qui avançaient en piquant à chaque pas dans la neige leur baguette
de fusil, à cause des ravines qu’on ne distinguait plus. À leur gauche, ils
virent un soldat mort la mâchoire ouverte, ses canines dans la cuisse d’un
cheval couché et encore palpitant. Plus loin, autour d’un bivouac refroidi, ils
virent des soldats assis, ils ne bougeaient pas, ils avaient gelé ;
Vialatoux s’en approcha pour examiner le contenu de leurs besaces, il y trouva
une pomme de terre, l’empocha discrètement et se promit de la grignoter plus
tard en cachette. Le ciel était gris perle, les sapins noirs, le sol d’une
blancheur éprouvante. Sur une crête, en ombres, se dessinaient les lances et
les longues coiffes d’astrakan des cosaques de la mer

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