Il suffit d'un Amour Tome 2
désirée comme un forcené, comme l'homme enchaîné et mourant de soif désire la cruche ruisselante posée devant ses yeux mais hors de portée de sa main. Je n'aurais pas été sur le point de devenir fou de haine et de rage si je vous avais moins désirée... si je vous avais moins aimée !
Il parlait maintenant d'une voix sans timbre, monocorde, qui touchait Catherine plus qu'elle ne voulait l'admettre.
— Alors... pourquoi ces refus perpétuels... à vous- même et à moi ?
Garin ne répondit pas tout de suite. Tête inclinée sur la poitrine, il paraissait réfléchir profondément. Mais il la redressa brusquement comme quelqu'un qui a pris un parti.
C'est une vieille et assez lamentable histoire, mais vous avez le droit de la connaître. Il y a près de trente ans... vingt-huit exactement ce mois-ci, j'étais un jeune étourdi de seize ans qui ne rêvait que plaies, bosses et jolies filles.
J'éclatais d'orgueil parce que écuyer du comte de Nevers, le futur duc Jean, je me préparais à l'accompagner à la croisade. Vous êtes trop jeune pour avoir entendu parler de cette folle aventure qui entraîna vers les plaines de Hongrie, à l'appel du roi Sigismond attaqué par les Turcs infidèles, toute une armée de jeunes et bouillants chevaliers français, allemands et même anglais. Le comte Jean et le jeune maréchal de Boucicaut commandaient cette cavalcade d'une dizaine de milliers d'hommes. De plus brillante, de plus folle non plus, je n'en ai jamais vu ! Les harnachements, les bagages étaient somptueux, la moyenne d'âge se situait entre dix-huit et trente ans et tout le monde, comme moi-même, était enchanté. Quand l'armée quitta Dijon, le 30 avril 1396, pour se diriger vers le Rhin, on aurait pu croire à un départ pour quelque gigantesque tournoi. L'or, l'argent, l'acier étincelaient, les soieries bruissaient dans le vent et chacun racontait à l'avance, à grands cris, les retentissants exploits qu'il se proposait d'accomplir, pour son honneur et l'amour de sa dame. J'étais comme les autres... _
— Est-ce à dire que vous... étiez amoureux ? demanda Catherine.
Mais oui... pourquoi pas ? Elle s'appelait Marie de La Chesnel, elle avait quinze ans et elle était blonde, comme vous... moins que vous pourtant et, sans doute, moins belle ! Nous partîmes donc et je vous ferai grâce du récit de cette lamentable expédition où la jeunesse et l'inexpérience causèrent la catastrophe. Il n'y avait aucune discipline. Chacun de nous ne pensait qu'à se couvrir de gloire, sans songer au bien commun et malgré les remontrances du roi Sigismond de Hongrie, inquiet des folies que nous débitions. Il avait, sur nous, l'avantage de connaître son ennemi, cet Infidèle dont il avait pu mesurer la valeur guerrière et la ténacité. Les Turcs étaient commandés par leur sultan, Bayézid, qu'ils surnommaient Ildérim, ce qui veut dire l'Eclair.
Et, croyez-moi, il portait bien son nom ! Ses spahis et ses janissaires tombaient comme la foudre sur le but fixé par leur maître, si rapidement que, bien souvent, la surprise jouait. Devant Nicopolis, nous eûmes affaire aux escadrons de Bayézid Ildérim. Et la défaite fut totale. Non par manque de bravoure car les chevaliers de la folle armée firent merveille. Jamais, peut-être, tant de vaillance n'avait éclaté sous le soleil. Mais, quand tomba le soir de ce 28 septembre, huit mille chrétiens étaient prisonniers du sultan dont trois cents chevaliers appartenant aux plus illustres maisons de France et de Bourgogne : Jean de Nevers, et votre serviteur, Henri de Bar, les comtes d'Eu et de La Marche, Enguerrand de Coucy, le maréchal de Boucicaut, presque tous ceux qui n'avaient point trouvé la mort. Mais, du côté des Turcs, les pertes étaient sévères, nous leur avions tué tant de monde, que le sultan entra en fureur. La plus grande partie des prisonniers fut massacrée sur place... et je n'ai jamais oublié l'horreur tragique de cet immense bain de sang. Je dus à la protection du comte Jean d'être épargné et envoyé avec lui dans la capitale de Bayezid, à Brousse, de l'autre côté de l'ancienne Propontide. On nous y enferma dans une forteresse, en attendant l'arrivée des rançons énormes exigées par le sultan. Nous y restâmes de longs mois et j'eus tout le loisir d'y soigner mon œil qu'une flèche avait crevé. Mais la cruelle leçon que nous venions de recevoir ne nous avait pas calmés, moi tout au moins. La prison, l'inaction me
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