Imperium
des croix
portant les esclaves rebelles crucifiés avaient été retirées de la voie
Appienne. Mais il en subsistait quelques-unes, à titre d’avertissement, qui se
découpaient sur le paysage blanc, quelques fragments de chair décomposée encore
fixés au bois. J’eus en les regardant l’impression que le long bras de Crassus
se tendait vers moi depuis Rome pour me pincer la joue.
Nous étions partis si vite qu’il avait été impossible de
réserver des lits tout le long du chemin, aussi, à trois ou quatre reprises,
alors qu’il n’y avait pas d’auberges disponibles, en fûmes-nous réduits à
passer la nuit au bord de la route. Je dormis avec les autres esclaves,
pelotonné près du feu de camp, tandis que Cicéron, Lucius et le jeune Frugi
dormaient dans le chariot. Dans les montagnes, je me réveillais le matin les
vêtements raides de glace. Lorsque nous atteignîmes enfin la côte, à Velia,
Cicéron décida qu’il serait plus rapide de louer un bateau et de longer la côte
par la mer – cela en dépit des risques de tempêtes hivernales et d’attaques
de pirates, et de sa propre aversion pour les voyages en bateau, car une
sibylle lui avait prédit que sa mort serait d’une façon ou d’une autre liée à
la mer.
Velia était une station thermale dotée d’un temple célèbre
consacré à Apollon Oulius, dieu de la guérison très à la mode en ces années-là.
Mais tout était fermé pour la morte-saison et, alors que nous descendions vers
le port, où la mer grise se fracassait contre les quais, Cicéron fit remarquer
qu’il avait rarement vu lieu de villégiature aussi peu attrayant. Outre les
bateaux de pêche habituels, le port abritait un très grand vaisseau, un cargo
de la taille d’une trirème, et, pendant que nous négociions notre voyage avec
les marins locaux, Cicéron en profita pour demander à qui il appartenait. C’était,
nous dit-on, un présent des citoyens de Sicile à leur ancien gouverneur, Gaius
Verres, et il était amarré ici depuis un mois.
Il émanait quelque chose d’infiniment sinistre de ce grand
navire entièrement équipé, à la coque très enfoncée dans l’eau, et qui se
tenait prêt à appareiller dès que l’ordre lui en serait donné. Notre arrivée
sur le port désert n’était pas passée inaperçue et suscitait un mouvement
proche de l’affolement. Alors que Cicéron nous conduisait prudemment vers lui,
nous entendîmes trois brefs coups de trompe et vîmes les rames jaillir comme
les pattes d’un immense scarabée d’eau, puis le bâtiment s’écarter du quai. Il
s’éloigna un moment vers le large et jeta l’ancre. Alors que le vaisseau se
plaçait au vent, les lanternes accrochées en proue et en poupe du navire firent
danser leurs lueurs jaune vif dans l’après-midi sombre tandis que des
silhouettes se déployaient sur les ponts soulevés par la houle. Cicéron discuta
avec Lucius et le jeune Frugi de ce qu’il convenait de faire. En théorie, son
mandat du tribunal des extorsions lui donnait le pouvoir de fouiller tout
vaisseau qu’il soupçonnait avoir un lien avec l’affaire. Dans la réalité, nous
manquions de moyens et, le temps de faire venir des renforts, le bateau serait
parti depuis longtemps. Cela prouvait indubitablement que les crimes de Verres
atteignaient une ampleur qui dépassait de loin tout ce que Cicéron avait pu
imaginer. Il décida de filer vers le sud en redoublant de vitesse.
Il doit y avoir environ cent vingt milles entre Velia et
Vibo en longeant le tibia jusqu’à la pointe de la botte italienne. Mais avec un
vent favorable et des rameurs vigoureux, nous les franchîmes en deux jours.
Nous restâmes toujours en vue de la côte et fîmes escale une nuit pour dormir
sur la plage de sable. Là, nous coupâmes un buisson de myrte afin de faire un
feu de camp et utilisâmes rames et voiles pour dresser une tente de fortune. De
Vibo, nous prîmes la route côtière jusqu’à Regium, où nous louâmes un autre
bateau pour traverser le fin détroit de Sicile. L’aube était brumeuse lorsque
nous prîmes la mer, et il tombait un crachin pénétrant. L’île apparaissait à l’horizon
telle une masse noire et sinistre. Malheureusement, il n’y avait qu’un seul
endroit où accoster, surtout en plein hiver, et c’était la forteresse que
Verres avait aménagée à Messana. Il avait acheté la loyauté de ses habitants en
les exemptant d’impôts pendant les trois années où il fut gouverneur, et
Weitere Kostenlose Bücher