Jacques Cartier
pas loin, c'est moi qui te le dis. On la retrouvera ; sois tranquille. Le père Jean aimerait mieux ne pas s'embarquer demain que de lever l'ancre avant qu'on sache ce qu'elle est devenue. Tu oublies donc que c'est nous qui l'avons élevée, la vieille et moi ; que je suis son premier nourricier... Mais en route !
Tout le monde quitta la maison, hormis Manon et la servante.
La pluie avait cessé ; et le vent tournait au sud-ouest.
De grandes éclaircies bleues crevaient les nuages serrés comme les mailles d'un réseau à la voûte céleste. Ainsi que des diamants, les étoiles brillaient sous ce dais magnifique que la lune éclairait largement, par intervalles, de sa blanche et paisible lumière.
Le couvre-feu sonnait au moment où la famille Cartier se mit en quête de Constance.
Les portes de la ville venaient d'être fermées. Mais, en sa qualité de gendre du connétable, maître Jacques put se les faire ouvrir à lui et aux siens. Tandis que Jean Morbihan, Antoine Desgranches et Étienne Noël partaient dans la direction qu'il leur avait indiquée, le pilote fouillait, avec son serviteur et Me Lesieu, Saint-Servan, qui était alors une dépendance, un faubourg de Saint-Malo, dont il ne se sépara, pour avoir une existence municipale propre, qu'en 1789.
Mais toutes les investigations furent sans résultat. Personne de leurs connaissances n'avait vu Constance, ce dimanche-là. Vers minuit, Cartier rentra chez lui en se berçant de l'espoir que sa femme ou ses autres émissaires auraient été plus heureux, si même la jeune fille n'était pas revenue au logis.
Il n'en fut rien.
Vainement dame Catherine et Marc Jalobert s'étaient livrés à de minutieuses perquisitions dans la ville et dans le port. Constance n'avait pas été aperçue de la journée. Interrogé s'il l'avait vue sortir dans la matinée, le sergent de garde à la porte du château ne se le rappelait pas. Et cependant il connaissait bien demoiselle Constance !
La désolation de dame Catherine ne saurait se peindre ; un chagrin profond envahissait le coeur de maître Jacques ; instruite par la servante de ce qui se passait, la vieille nourrice sanglotait à fendre l'âme. C'est que si Constance n'était pas née des époux Cartier, elle était leur fille d'adoption depuis son bas-âge ; et, n'ayant pas d'enfants, ils l'avaient élevée avec la tendresse d'un père et d'une mère ; ils la chérissaient comme telle ; disons plus : ils l'idolâtraient.
Silencieuse, mélancolique, entrecoupée seulement de gros soupirs, fut alors la veillée, dans cette salle immense, devant le brasier agonisant.
Assis à leur place respective, Jacques et sa femme craignaient de parler.
A peine osaient-ils se regarder. Le coeur gonflé, les yeux secs, mais brûlants, l'oreille aux aguets, l'un et l'autre épiaient les bruits du dehors, pendant que la nourrice psalmodiait lentement les Litanies des Saints.
Tout à coup, Catherine se leva, et vint se jeter convulsivement dans les bras de son mari, qui avait aussi quitté son siège pour la recevoir. Pendant quelques minutes, ils mêlèrent leurs larmes et leurs lamentations.
—Ah ! ne partez pas ! au nom de Dieu ! Jacques, ne partez pas demain ! criait la jeune femme.
—Je te promets, répondit Cartier, que je ne m'éloignerai pas d'ici avant d'avoir des nouvelles de Constance.
—Vous me le jurez, n'est-ce pas ? reprit Catherine se pendant à son cou.
Le pilote l'entoura de ses bras, la pressa contre sa poitrine et repartit avec tendresse :
—Oui, ma bonne femme, je te le jure.
—C'est, dit Catherine, que ce voyage m'effraie... un je ne sais quoi...
—Je t'en prie, ne parlons plus de ces craintes vagues qui paralysent mon énergie...
—Ah ! si vous saviez, Jacques !
—Je sais que tu es la meilleure, la plus dévouée des épouses. Mais ton esprit timide est trop prêt à accepter pour des réalités les fantômes d'une imagination un peu superstitieuse. Voyons, raisonnons. N'ai-je pas fait dix fois la traversée de Saint-Malo à Terreneuve ? m'est-il jamais arrivé un accident ? Qu'appréhendes-tu donc ? N'es-tu pas la femme d'un marin, la fille d'un brave soldat ? Vrai Dieu ! je te croyais plus courageuse, plus soucieuse de ma gloire !... car c'est vers le temple de la gloire que je naviguerai, cette fois.
Le simple pilote Jacques Cartier deviendra célèbre dans le monde entier. Et, ajouta-t-il, en souriant de cette bouffée d'orgueil qui lui montait à la tête, le roi de France,
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