Jacques Cartier
maison abandonnée, à la pointe de Roche-Bonne. Elle était restée toute la journée du dimanche et une partie de la nuit dans cette masure, d'où l'avaient tirée, vers le matin, Étienne Noël, Antoine Desgranches et Jean Morbihan, D'ailleurs, on ne l'avait aucunement maltraitée et les vivres ne lui avaient pas manqué.
Cette déclaration était quelque peu ambiguë. Le ton même dont elle fut faite manquait de sincérité. Mais on était si content de se revoir que personne ne s'avisa de la contester. Quant à Noël, Desgranches et Morbihan, ils avaient sans difficulté trouvé la trace de Constance. Témoin de l'enlèvement, un berger de Paramé l'avait raconté le soir, en ramenant son troupeau au village, de sorte qu'y arrivant une heure ou deux après lui, Étienne et Jean en furent informés. Mais le berger ignorait l'endroit où les ravisseurs avaient traîné leur proie. Nos quêteurs battirent donc la campagne tout le reste de la nuit. Le hasard ou l'instinct amoureux d'Étienne guida leurs pas vers le vieux bâtiment qui servait de prison à la jeune fille. La porte était à peine fermée par un verrou extérieur, le verrou fut tiré et Constance délivrée.
Elle était accablée de lassitude ; dame Catherine la mit au lit, après lui avoir fait prendre un consommé.
—Allons, enfants, dit alors Jacques Cartier aux trois hommes, le vent est favorable. Qu'on se hâte d'en profiter. Rendons-nous aux vaisseaux pour presser les préparatifs du départ. Il faut qu'avant la nuit, nous soyons hors du golfe, dans la Manche !
—Mais, mon oncle, dit Étienne timidement, et mes fiançailles ?
—Ah ! fit Jacques, en souriant de son fin sourire, ces amoureux, ça ne pense qu'à leurs intérêts ! Tes fiançailles, mon pauvre garçon, ce sera pour notre retour.
—Da oui ! confirma Jean.
Cartier dit alors à sa femme :
—Ma chère Catherine, tu viendras vers midi, à bord avec Constance, me dire adieu.
Je ne quitterai pas les navires.
Et, l'ayant embrassée avec une rapide brusquerie pour cacher sa tristesse, il s'éloigna à grands pas.
Le jour était tout à fait venu, un jour maussade et nébuleux : l'angélus tintait à toutes les cloches de Saint-Malo ; le roulement des voitures commençait à se faire entendre, la ville et son port s'animaient.
Cartier et ses compagnons se furent bientôt transportés sur leurs vaisseaux. C'étaient deux brigs de soixante tonneaux chacun, avec un château de poupe, un gaillard d'avant assez élevé, comme on les construisait généralement alors, et une batterie en barbette de quelques caronades et passe-volants sur le pont.
Les deux navires portaient ensemble soixante et un hommes [Et non le double, comme l'a écrit M. Léon Guérin, dans son Histoire maritime de France.].
Nous l'avons dit, la presque totalité de ces hommes avaient été enfermés dans l'entrepont pour prévenir les désertions.
Dès qu'il fut arrivé à bord du premier des brigs, Cartier fit laver soigneusement le pont et ses bordages, fourbir les canons, ouvrir les sabords, et disposer le gréement pour le départ.
Son beau-frère, Marc Jalobert, surveillait l'exécution des mêmes travaux sur l'autre brig.
Ensuite, on pavoisa les navires de cent flammes et banderoles aux couleurs éclatantes, sur lesquelles tranchait brillamment, arboré à la poupe, le pavillon de Saint-Malo : l'hermine sans tache, en champ d'azur, à croix blanche.
Ces apprêts terminés, tous les hommes furent appelés et rangés, en double haie, sur le pont du brig.
Quel spectacle curieux, pittoresque, incroyable, j'allais dire inimaginable ! L'uniforme n'était guère connu alors. Aussi fallait-il voir ces gens, venus de toutes les parties de la Bretagne ou de la Normandie, avec leurs bonnets ou leurs larges chapeaux, costumes nationaux, galonnés, gris, blancs, verts, jaunes, rouges, bleus, de toutes les nuances. Et la coupe ! aussi variée que la teinte de l'habit ! Et les visages ! aussi différents que les vêtements. Quant au langage, c'était, ma foi, bien autre chose encore ! Quel jargon ! quel patois ! quelle cacophonie ! Je renonce à plus accentuer ce tableau.
A midi, les cloches de Saint-Malo commencèrent à brimballer à toute volée.
Bientôt, du port, chargé, comme les remparts, d'une foule compacte et aussi bariolée que les équipages des deux brigs, se détachèrent trois barques.
Sur la première, se trouvait monseigneur l'évêque de Saint-Malo, dans toute la pompe sacerdotale,
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