Jacques Cartier
gros comme des poulets, qu'on aurait dit qu'ils y étaient semés. Min Gieu ! il y en avait, il y en avait et il y en avait encore ! En moins de demi-heure, nos barques en furent chargées comme l'on aurait pu faire de galets.»
—Ces oiseaux sont bons à manger ? interrogea l'hôtelier ?
—Si bons que, en chaque navire, nous en fîmes saler quatre ou cinq tonneaux, sans compter ceux que nous mangeâmes frais ; da oui !.
—Quelle aubaine !
—«Eh ! eh ! tout n'est pas rose. Dans cette île, il y a des ours grands comme la vache au compère Clovis et blancs comme cygnes. Ils viennent s'y repaître des oiseaux. Et le lendemain de Pâques, qui était en mai, nous en prîmes un, mais non sans peine et sans courir risque d'en être dévorés.
Ce fut nous qui le dévorâmes. Sa chair était aussi délicate que celle d'un bouveau. Qui se serait imaginé ça ?
«Montant toujours vers le nord, nous rencontrâmes un golfe, dont les côtes escarpées figuraient des fortifications. On l'appela golfe des Châteaux [Aujourd'hui le détroit, de Belle-Isle, qui sépare le Labrador de Terreneuve.]. Les glaces nous retinrent quelque temps dans ces parages, puis nous nous élevâmes dans le golfe, très-resserré, et reconnûmes plusieurs ports et îlots, inclinant ensuite à l'ouest, nous doublâmes un si grand nombre d'îles qu'il est impossible de les compter.»
—Étaient-elles habitées ? demanda un auditeur.
—«Habitées, pourquoi pas ? Est-ce que le bon Gieu n'a pas mis des habitants sur toute la terre ? Le lendemain de Saint-Barnabe, ayant quitté le port de Brest dans ledit golfe, nous pénétrâmes en un autre havre ou nous plantâmes une croix et qui fut appelé Saint-Servain, un autre Saint-Jacques, un autre Jacques Cartier ; enfin, nous atterrîmes en l'île de Blanc-Sablon. Ces terres sont nues, pelées, il n'y a autre chose que mousse et petites épines. Cependant on y voit des hommes de belle taille et grandeur, mais indomptés et sauvages. Ils ont les cheveux liés au-dessus de la tête et étreints comme une poignée de foin, y mettant au travers un petit bois ou autre chose au lieu de clou ; et ils y lient ensemble quelques plumes d'oiseaux.»
—Et ils sont nus ? dit Lorimy.
—«L'été, da oui ; à l'exception d'un petit jupon d'écorce à la ceinture. Mais l'hiver ils se couvrent avec des peaux de bêtes.»
—Des peaux de bêtes ! Seigneur Jésus ! doivent-ils être laids ! s'écria la femme du cabaretier, qui était venue, sur la pointe des pieds, grossir l'assistance.
—Est-ce que vous n'avez pas la gorge sèche, compère ? demanda l'hôtelier.
—Tout de même, répondit Morbihan, en tendant son gobelet.
Il reprit, après avoir sablé une notable quantité de la liqueur généreuse :
—«Oui, dame Clovis, ils sont hideux, car ils se peignent tout le corps, avec des couleurs rouges ! On vous en fera voir, au surplus ; nous en avons ramené deux, da oui !»
—Fi ! les horreurs ! est-ce qu'ils ne mangent point les chrétiens ?
—«Je ne pense pas ; mais ils se nourrissent de loups marins qu'ils chassent avec leurs bateaux faits d'écorce d'arbre de bouleau. Demain, je pourrai vous en montrer un que nous avons rapporté.»
—Mais leurs femmes ? hasarda curieusement l'hôtesse.
—«Eh ! eh ! dit en souriant le vieux Jean, elles ne sont pas belles, da non ! mais il y en a d'avenantes, de bien avenantes, et si j'avais été un brin plus jeune...»
—Voulez-vous vous taire, libertin ! dit dame Clovis en le menaçant du doigt.
—«Je reviens à notre voyage. Après avoir parcouru avec nos barques la côte septentrionale et les îles du golfe, nous retournâmes aux navires, mouillés dans le port de Brest. Le 18 juin, nous en partîmes, prîmes chemin vers le sud, et découvrîmes de nombreuses îles, comme celles de Saint-Jean, de Margaux, de Brion. Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, pleines de grands arbres, prairies, froment sauvage, pois qui étaient fleuris et semblaient avoir été semés par des laboureurs. L'on y voyait aussi des raisins ayant la fleur blanche dessus, des fraises rose incarnat, persil et autres herbes de bonne et forte odeur.»
—Et les animaux ? s'enquit l'aubergiste.
—«Oh ! tant qu'on en voulait. Il y avait de grands boeufs, qui ont deux dents dans la bouche comme un éléphant et vivent même en la mer, et des ours, et des loups, et des cerfs, lièvres, lapins, perdrix et canards...»
—Quels festins
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