Jacques Cartier
vous deviez faire ! interrompit l'hôtelier, la bouche demi-ouverte et les yeux voluptueusement levés au plafond.
—«Des festins ! Êtes-vous fou, compère ? Ne connaissez-vous pas maître Jacques Cartier ? Ne savez-vous pas qu'il est non-seulement brave, habile, vigilant, opiniâtre en ses projets, mais qu'il pousse encore la tempérance jusqu'à l'excès ? On vivait dans l'abondance, et mal à bord. D'ailleurs, on n'avait pas le temps de bien vivre. Nous n'avions pas même embarqué un queux. Les hommes de l'équipage faisaient la cuisine à tour de rôle.»
—Peuh ! quelle gargote ! siffla le maître d'hôtel, d'un air stupéfait.
Jean Morbihan poursuivit :
«Nous fûmes plusieurs semaines à explorer ce golfe. Moi, j'avais idée que la terre neuve était une île (comme on l'avait dit au capitaine, en 1520... ce Normand que nous trouvâmes là-bas.... Je vous ai conté ça, dans le temps) ; mais le capitaine n'en était pas sûr. Le 30 juin, ayant mis le cap au sud-ouest, nous embouquâmes dans un grand fleuve qu'on nomma Fleuve-des-Barques, à cause de quelques barques d'hommes sauvages qui le traversaient. Le pays est beau, bien boisé et paraît très-fertile. Dans les premiers jours de juillet, comme nos navires élongeaient la côte, nous fûmes rencontrés par quarante ou cinquante bateaux d'hommes sauvages, dont, par quelque crainte que nous en eûmes, il fallut se débarrasser, en lâchant deux passe-volants sur eux.
Ils en prirent si grande épouvante qu'ils s'enfuirent, comme si le diable eût été à leurs trousses.»
—Ils n'ont donc pas d'armes à feu ? demanda Lorimy.
—«Des armes à feu ! répéta le père Jean, que nenni !
Ils ne se servent que d'arcs, de flèches, de massues et de haches de pierre. Le lendemain et jours suivants, nous trafiquâmes avec eux. Ils nous baillèrent de magnifiques peaux pour de méchants couteaux, des mitaines [Hachettes, selon Hakluyt.], des clous ou autres ferrements, et je vous assure, nos hommes, que nous ne perdîmes pas aux échanges ! Ce commerce leur plaisait tant qu'ils nous donnaient tout ce qu'ils avaient pour des bagatelles, si bien qu'ils s'en retournaient chez eux nus comme des petits saint Jean. Peu de jours après, on louvoya dans un golfe où il faisait si chaud, si chaud que le brai fondait sur les ponts. Ce golfe fut nommé golfe de la Chaleur.»
—Voyez-vous ça ? dit la femme de l'hôte.
—«Vers le 12 juillet, reprit Morbihan, nous cinglâmes au nord-ouest, et nous eûmes à essuyer un vrai vent impérial. Le 16 nous aperçûmes des gens qui pêchaient des tombes [Maquereaux]. Ils étaient tout nus, hormis un lambeau de pelleterie dont ils se couvrent les hanches. Ce sont de vrais sauvages. Ils mangent la viande presque crue. Cependant, ils nous firent mille amitiés. Et leurs femmes se mirent à caresser notre capitaine, qui pour se les affectionner davantage offrit à chacune d'elles une clochette d'étain.»
—Comment ! comment ! les ribaudes..... commença l'hôtesse indignée.
—«Da oui ! répliqua en riant le vieux Morbihan ; elles le caressèrent à la façon de leur pays, c'est-à-dire en le touchant et le frottant avec les doigts.»
—Et elles étaient nues ?
—Comme ça, la mère, fit le marin, en étalant sa main ouverte sur la table.
Une explosion d'hilarité eut lieu dans l'auditoire.
—Mais, demanda Lorimy, l'or, l'or où l'avez-vous trouvé ?
—Ne soyez pas aussi pressé, mon camarade, j'y arrive.
«Le 24 juillet on planta dans ce lieu [La baie de Gaspé. Récemment on y a découvert plusieurs mines d'or.] une croix haute de trente pieds, au milieu de laquelle on cloua un écusson, relevé avec trois fleurs de lis, et dessus était écrit en grosses lettres, entaillées dans du bois....»
Morbihan s'arrêta, en fronçant les sourcils et grommelant entre ses dents.
Qu'avez-vous ? lui demandèrent les auditeurs. Il frappa du poing sur la table et s'écria d'un ton irrité :
—Terr i ben ! mes hommes, Jean Morbihan n'y était pas, je vous le jure ! Le capitaine a eu beau dire, beau faire, Jean Morbihan n'a pas assisté à cette cérémonie.
Des Bretons prendre possession d'un pays qu'ils viennent de découvrir, au nom d'un roi de France ! non, non ! jamais ! Le vieux Morbihan n'a pas vu dresser cette croix, où était écrit : VIVE LE ROI DE FRANCE. Il ne l'a pas saluée ; il ne la saluera jamais ! terr i ben !
Il y eut un moment de calme plat.
—A boire ! reprit tout à coup le
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