Je suis né un jour bleu
Le
coordinateur me confirma l’adresse du centre où j’allais travailler et me donna
des instructions écrites pour m’y rendre en trolleybus. Nous étions vendredi, j’avais
tout le week-end pour m’installer.
Mon appartement était étonnamment
spacieux et comportait une cuisine, un salon, une salle de bain et une chambre.
L’intérieur était décoré de tissus lourds et sombres, ce qui le rendait souvent
sinistre, les jours sans soleil. La cuisine avait un vieux four, des placards
et un réfrigérateur. Sur les murs, des carreaux blancs, dont certains ébréchés.
Dans le salon, il y avait tout un panneau de photos et d’objets qui
appartenaient à la famille de Jonas, ainsi qu’une petite table, un canapé et
une télévision. Dans la salle de bain, je trouvai une douche et une machine à
laver, un luxe à cette époque en Lituanie. Ma chambre était de bonne taille, avec
une grande armoire, une table, une chaise, un lit et un téléphone. Ce serait
donc mon refuge pour ces neuf prochains mois.
Pendant le week-end, j’étais trop
angoissé pour quitter l’appartement et explorer les alentours. Je m’occupai à
défaire mes bagages et à m’habituer aux différentes choses de l’appartement. Je
regardai un peu la télévision et je compris bientôt que la plupart des
émissions étaient américaines, seulement sous-titrées en lituanien. Dans la
cuisine, Jonas m’avait laissé l’essentiel : du lait, du pain, des céréales.
Je n’avais jamais dû me faire à manger, avant, et je commençai par des
sandwiches et des bols de céréales. Il me faudrait bientôt tout mon courage
pour mon premier voyage en centre-ville.
Le lundi matin, je me réveillai tôt, pris
une douche et enfilai un épais manteau avec une écharpe. Il faisait déjà très
froid, bien que l’hiver ne se soit pas encore installé. Une petite marche m’amena
jusqu’à la rue principale du quartier. Le coordinateur m’avait dit que je
pouvais acheter des tickets de trolleybus dans les kiosques à journaux qui
émaillaient les trottoirs des grandes villes lituaniennes. Ayant appris par
cœur le contenu de mon manuel de conversation lituanien – donné par le
centre avec mon kit de volontaire – je demandai vien ą , troleibus ų biliet ą , (un billet de trolleybus) et l’on
me donna un petit ticket rectangulaire en échange de quelques litas (la
monnaie lituanienne). Le bus se traînait sur toute la rue, longue et escarpée, s’arrêtant
presque à chaque minute pour laisser monter des voyageurs supplémentaires. Il y
avait des hommes en cape et en lourds manteaux de fourrure, des jeunes femmes
avec des enfants à chaque bras et de toutes petites vieilles dames avec la tête
couverte d’un foulard et d’innombrables sacs plastiques à leurs pieds. Avec si
peu de sièges et si peu d’espace pour se tenir debout, le bus devint rapidement
irrespirable. Je me sentais malade et confus, cherchant de l’air comme si je me
noyais dans une mer humaine. À l’arrêt suivant, je me
levai d’un coup, frappant quasiment un homme près de moi, et je me frayai un
chemin, la tête en avant, vers l’air pur et libre. Je tremblais, j’étais en
sueur et j’eus besoin de plusieurs minutes pour me calmer.
Je marchai tout le reste du trajet, montant
la Savanoriu Prospectas (avenue des Volontaires) jusqu’au numéro 1, un grand
immeuble de béton brun. Je montai deux étages – les marches étaient elles
aussi en béton – et je sonnai à la porte qui s’ouvrit sans prévenir. Une
petite femme très maquillée, avec beaucoup de bijoux, m’accueillit en bon
anglais : « Bienvenue ! Vous devez être Daniel ? Entrez, je
vous en prie. Comment trouvez-vous la Lituanie ? » Je répondis que je
n’en avais pas vu grand-chose. La femme se présenta : Liuda, la directrice
et fondatrice du centre.
Le centre de Liuda s’appelait le Socialiniu
Inovaciju Fondas (Fonds d’Innovation sociale), une organisation non
gouvernementale pour les femmes sans emploi et sans ressources. Beaucoup de
Lituaniens avaient perdu leur emploi après la fin de l’Union soviétique et l’idée
lui était venue de créer une organisation pour aider les femmes comme elle dans
le nouveau système économique.
Les volontaires faisaient le plus gros
travail et leur rôle était essentiel à la survie du centre. Comme moi, certains
venaient de l’étranger, proche ou lointain : je préparais par exemple mes
cours d’anglais avec Neil, un
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