Jean sans peur
Que pensez-vous de cela ? ajouta Saïtano en regardant fixement le chevalier.
– Si j’ai un ennemi, dit froidement le chevalier, j’ai ma rapière et ma dague.
– Et si cet ennemi est tellement puissant que vous ne puissiez le frapper sans être certain d’être livré au bourreau ?
– Passez, maître. Ne vous inquiétez pas de ce qui, alors, regarderait le bourreau et moi.
Saïtano eut un étrange coup d’œil oblique sur le chevalier et continua :
– Laissons les poisons, et venons-en aux élixirs que recherchent avidement les seigneurs de la cour. Les voici en bon ordre au deuxième étage de ma maison de fer. Voici le plus important : il donne l’amour. Aimez-vous quelque fille à qui vous voulez inspirer une passion égale à la vôtre ? Voici, voici qui, mieux que les protestations, les paroles brûlantes, mieux que l’or même qui pourtant triomphe de bien des résistances, voici qui donnera à cette fille la fièvre d’amour que vous aviez rêvé. Voici ce qui la jettera dans vos bras. Quand vous voudrez être aimé, chevalier, venez à moi.
– Quand je voudrai être aimé, répondit Passavant, j’offrirai ma vie à celle qu’aura choisie mon cœur. Si elle refuse, je m’éloignerai. C’est tout.
C’était dit avec une froideur glaciale. Le sorcier garda un moment le silence, examinant le chevalier à la dérobée. Il haussa légèrement les épaules et du doigt toucha la première tablette de l’armoire. Son regard alors s’enflamma. Cette fois, il ne parlait plus pour le chevalier :
– Élixirs d’amour et poisons, ce sont des jeux… Voici mon œuvre, à moi ! Voici la liqueur qui donne la vie, celle-là même qui a permis à Laurence d’Ambrun d’être frappée d’un coup mortel sans mourir. Voici la liqueur qui me permet de transformer un cerveau, d’abolir ou de surexciter la mémoire, de modifier les sentiments, de faire d’un brave comme vous un lâche… Qu’en dites-vous ?
– Le jour où ce malheur m’arriverait, dit Passavant, j’espère qu’il me resterait encore assez de courage pour me tuer.
De nouveau, ce fut le silence dans la salle funèbre. Saïtano songeait :
– Il n’a pas même jeté un coup d’œil sur la table de marbre. Pourquoi un tel homme n’est-il pas mon ami ? Dans l’œuvre que j’ai entreprise, détendu, protégé par cette loyauté intrépide, par cette bravoure que rien n’abat, avec quel calme, quelle tranquillité j’eusse continué la grande recherche !
Il soupira. Passavant attendait paisiblement que le sorcier s’expliquât. Saïtano, peut-être, hésitait encore.
– Chevalier, dit-il enfin, et sa voix prit une inflexion de douceur qui étonnait chez cet homme, je vous ai mis sur la table de marbre, et vous m’avez deux fois vaincu. Je vous ai conduit dans les carrières pour vous y faire mourir de faim, de froid, d’épouvante. Vous étiez venu ici pour vous venger. Tout à l’heure vous m’avez cru fou et vous avez rengainé votre dague. Maintenant, me croyez-vous encore fou ?
– Non, dit Passavant.
– Pourquoi ne me tuez-vous pas ?
– Parce que je n’ai plus de colère contre vous. Je ne vous comprends pas. Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne saisis pas exactement ce que vous voulez. Mais je vois que ce n’est pas la haine qui vous guide. Pourtant, à vous, savant illustre qui cherchez l’accomplissement d’un rêve sublime, je veux, moi, pauvre esprit incapable de m’élever à ces hauteurs de pensée, je veux dire une chose qui vous paraîtra sans doute bien misérable, mais qui me semble, à moi, très naturelle.
– Dites, fit avidement Saïtano.
– Ceci : pour achever votre expérience, vous deviez tuer les trois pauvres diables enchaînés sur ces escabeaux ? Cela ne peut faire de doute…
– C’est la vérité même, dit le sorcier en soupirant. Leur sang m’était nécessaire.
– Eh bien, que voulez-vous que fasse à Bruscaille, Bragaille et Brancaillon votre recherche de la vie éternelle ? Pourquoi un homme serait-il supprimé parce que les hommes doivent vivre ? Votre sublimité est criminelle au premier chef, mon maître.
Saïtano sourit. Il posa sa main sèche sur l’épaule de Passavant. Ce sourire faisait frissonner le chevalier…
– Vous êtes un enfant, un noble enfant, dit le sorcier. Vous ne savez pas que la guerre, la lutte sans pitié, c’est la loi primordiale de la brute humaine. C’est la loi même de l’affreuse nature. Il
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