Jean sans peur
faut tuer pour vivre. Il n’y a pas un homme au monde qui n’ait plusieurs crimes à se reprocher. Il n’y pense pas, il les ignore parce que s’il a été criminel, ce fut pour assurer sa vie. Vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir ce que l’obligation de défendre, sa vie engendre chez la brute – tigre ou homme – des pensées de mort. Les moins criminels sont ceux qui tuent avec une dague. Laissez-vous vivre, mon enfant, et ne cherchez pas à sonder l’effroyable mystère de la guerre que se font les hommes. Retenez seulement ceci : que vous deviez me tuer, et que vous ne me tuez pas !
Saïtano se redressa et jeta un long et indéfinissable regard sur le chevalier.
Puis il se baissa et ouvrit le coffre de fer qui se trouvait au rez-de-chaussée. Passavant regarda curieusement l’intérieur du coffre, où il vit des papiers en quantité et quelques petits coffrets. Saïtano saisit l’un de ces coffrets et le déposa sur la table de marbre à l’endroit même où s’était appuyée la tête du chevalier lorsqu’il avait été étendu sur la table.
Alors, dans le grand coffre, le sorcier prit un vieux parchemin plié, sali…
Saïtano était redevenu sombre. D’autres pensées montaient en lui avec une force irrésistible, pensées terribles sans doute, car le chevalier, tout à coup, vit son visage se contracter. Et, comme il considérait cette figure qui peu à peu se convulsait, Passavant, soudain, comme avait fait Jean Sans Peur, allongea le bras et avec un rire nerveux cria :
– Quoi ? Qu’est-ce ? Qu’avez-vous au visage ? Une main !…
– La main sanglante, dit Saïtano sans émotion.
– Quelle main ? bégaya le chevalier saisi par une sourde terreur. Quelle main ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Oh ! la voici rouge, comme du sang !… La voici qui saigne !…
Saïtano haussa les épaules :
– J’ai tâché de dompter en moi la brute humaine. Il n’y a pas eu moyen. Je suis resté homme par certains bas instincts d’animalité. Cette main ?… C’est celle d’un homme qui m’a souffleté, voilà tout. Moi, Saïtano, roi de la science, moi qui vais sans doute trouver le Grand Œuvre, j’ai été frappé au visage, j’ai subi l’ignominie de cette insulte…
– Oui, murmura le chevalier. Mais comment la marque est-elle restée ? Ceci, vraiment, est du sortilège. Ceci, vraiment, m’épouvante… Ah ! la voici qui s’efface.
– Regardez, dit Saïtano en souriant. Regardez parmi ces liqueurs. Il en est que j’ai essayées sur moi-même !… J’ai été souffleté, vous dis-je. Or j’ai voulu que jamais l’oubli de l’horrible outrage ne puisse se faire dans mon cœur… Grâce à ces liquides corrosifs, j’ai pu…
– Disparue ! interrompit Passavant.
– Oui ! fit Saïtano avec un rire funèbre, disparue en apparence. Mais elle ne disparaîtra en réalité que le jour où vous…
– Moi ?… Par Satan, qu’ai-je affaire de cette main ?
Saïtano se tut. Mais bientôt il leva en l’air entre ses doigts le parchemin plié et sali qu’il avait pris dans le coffre.
– Ne parlons plus de moi, dit-il gravement. Parlons de vous. Écoutez. Avec toute votre attention, écoutez ce que je vais vous dire. Tôt ou tard, bientôt sans doute, vous allez vous heurter à Jean de Bourgogne…
– Oui ! dit Passavant avec un accent d’implacable résolution. Et je lui demanderai ce qu’il a fait de Laurence, de Roselys !
– Ceci ne me regarde pas. C’est l’œuvre de la destinée – de votre destinée. Mais retenez ceci : lorsque vous penserez que l’heure sera venue, n’hésitez pas, venez frapper à cette porte, et dites-moi : « Je réclame le parchemin où sont relatées les choses dont je fus le témoin… »
– Quelles choses ? murmura le chevalier dont la tête s’égarait. Quelles choses ? Pourquoi parler si mystérieusement ?
– Vous êtes le témoin ! C’est tout. Quand l’heure sera venue, demandez-moi ce parchemin… Maintenant, allez. N’oubliez pas que vous êtes le témoin. Moi je n’oublie pas que tout à l’heure vous avez rengainé la dague qui devait me tuer.
Saïtano referma le coffre, puis l’armoire de fer. Passavant s’enveloppa de son manteau, et tout étourdi de ce qu’il avait vu, étonné de ne se sentir aucune haine contre l’homme qui l’avait conduit dans les carrières, il se dirigea vers la porte qui donnait sur la rue. Saïtano prit dans ses mains le coffret qu’il
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