Jean sans peur
supplice ?
Saïtano eut un geste vague et murmura :
– Ce fut en effet stupide. Je voulais me débarrasser de vous. Je craignais que vous ne fussiez un sérieux obstacle à ma recherche du Grand Œuvre, et je ne voyais aucun moyen de vous supprimer.
Il y eut un silence, pendant lequel Saïtano oublia peut-être jusqu’à la présence de cet homme, qui devait être alors un implacable ennemi et qui ne ferait aucune grâce.
– Enfin, reprit le chevalier, vous avez voulu trois fois me tuer.
– Une fois ! rectifia froidement le sorcier. Une seule fois : lorsque je vous ai conduit au labyrinthe.
– Bon, fit Passavant narquois, les deux fois où vous m’avez mis sur la table de marbre, vous vouliez donc…
– Vous ressusciter ! affirma Saïtano d’un accent de terrible sincérité.
– Vous dites ?…
– Vous ressusciter… C’est cela que je voulais vous dire en vous demandant quelques minutes de patience. Après, vous me tuerez, si vous voulez. Vous tuerez le Grand Œuvre. Vous tuerez la vie. Écoutez…
Passavant leva les yeux sur le sorcier. Une inexprimable émotion s’empara de lui à la vue de Saïtano qu’il reconnut à peine. Le visage maigre, tourmenté, ricaneur, le visage démoniaque s’était transfiguré. La flamme de l’orgueil illuminait le front. La passion de la recherche et de la découverte scientifique incendiait le regard.
– Un homme de santé moyenne vit à peu près soixante à soixante-dix ans. Il faut en retrancher environ vingt ans qui sont pris par le sommeil. La digestion quotidienne et les maladies absorbent environ dix ans. Il reste donc à peine trente à trente-cinq ans d’existence effective à un homme. Beaucoup plus de la moitié de ce temps, pour l’immense majorité des hommes, est dépensé stupidement en travail, monstrueuse obligation qui fait de l’être humain un pauvre animal courbé sur des besognes toutes infâmes. Sur les trente-cinq ans qui lui restent, l’homme en gaspille donc une vingtaine et peut-être plus pour assurer son gîte et sa nourriture. Au total, une quinzaine d’années pour « vivre »… Je vous le demande, est-ce la vie ?
– Du diable, fit Passavant, si j’ai jamais songé à de tels calculs. Pourtant, maître, je vous signale que parmi les années à retrancher de la vie, vous devez compter aussi celles qu’on passe dans les fosses d’une Huidelonne, ou les nuits perdues dans vos carrières…
Saïtano n’entendit pas. Il s’était enfoncé dans ses rêveries…
– Ce que je veux, dit-il, c’est la vie, toute la vie, l’éternité devant moi ! Au lieu des quinze misérables années d’existence réelle que l’homme parvient à s’assurer à grand-peine quand il vit sa vie normale, quand il n’a pas de maladies, quand il est aidé par les hasards favorables, je veux devant moi l’infini du temps, l’infini libre, déchargé de cet horrible poids qui est la crainte de la mort et qui écrase notre existence ! Ce que pourrait devenir un homme au bout de seulement quelques siècles de vie, à quelle beauté atteindrait sa pensée, et quelle perfection son corps même pourrait ambitionner, à quelle somme immense de bonheur il pourrait prétendre, c’est ce qu’il est inutile de calculer. Mais qu’un homme ait devant lui le temps sans limites, que sa patience puisse se dire éternelle, et à quel problème dès lors ne pourra-t-il pas s’attaquer ! Quel est l’obstacle de la nature dont il ne triomphera pas ? L’homme actuel ne perçoit qu’une infiniment petite partie de ce que donne aux sens la nature. Il perfectionnera ses yeux et il verra des magies éblouissantes de couleurs intermédiaires que son regard est maintenant inapte à saisir. Il fera de son oreille un monde, et les musiques dont il pourra se repaître pourront contenir des centaines de gammes entre chacun des sept misérables tons qui sont toute sa gamme actuelle. Il saisira des variétés de parfums inconnus. Il se découvrira des sens nouveaux qu’il n’a pas le temps maintenant de développer. Parvenu à l’apogée de sa propre gloire et de son propre bonheur, il s’élancera à la conquête de l’espace, changera de planète, volera d’univers en univers, éteindra dans son infime intelligence la nature entière, et il dira alors : il y a un Dieu, et c’est moi !…
Saïtano étincelait.
Brusquement, il baissa la tête, se tordit les mains et bégaya :
– Que faire ? Que faire en si peu de
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