Journal Extime
mètres l’un de l’autre. Devenus adultes ils ne se touchent pas encore, mais on dirait qu’ils sentent et ressentent leur voisinage et en souffrent. Celui qui a le champ libre du côté opposé se penche de plus en plus. Un coup de vent d’ouest finit par le jeter par terre.
C’est vrai que les arbres se détestent et réclament chacun la totalité de l’espace et de la lumière. D’où l’atmosphère de haine concentrationnaire des forêts. D’année en année mon jardin change d’aspect. Des arbres disparaissent, d’autres deviennent monumentaux.
Le temps détruit tout. Tout ce que nous aimons. Tous ceux que nous aimons. Mais reconnaissons-lui le mérite de détruire aussi tout ce et tous ceux que nous détestons et qui nous détestent, et aussi la souffrance et même la mort. Finalement, en nous détruisant nous-même, le temps met un terme à la source de tous nos deuils et de toutes nos souffrances.
Je profite du prétexte du nouvel an pour me manifester auprès de certains amis dont je n’entends plus parler. Le plus sûr moyen de perdre un ami, c’est de toujours lui laisser l’initiative d’une reprise de contact. Tôt ou tard il ne bougera plus.
Je vais chercher à la gare de Saint-Rémy-lès-Chevreuse un photographe qui veut me tirer le portrait. Il est accompagné par une jeune femme. Elle m’apprend qu’au cours du trajet il vient tout juste de la demander en mariage. J’exige aussitôt d’être témoin et que la cérémonie se déroule dans mon église. C’est bien le moins.
J’installe dans ma salle de séjour une statue en plâtre peint très sulpicienne de saint Joseph portant l’enfant Jésus sur son bras gauche. C’est un cadeau des sœurs de l’abbaye de Saint-Jacut, allusion à la « phorie » qui est le thème fondamental de mon Roi des Aulnes. Je note que l’enfant que porte ce « Joseph christophore » n’est pas son fils. Il n’en est que le « père putatif ». Je lui ressemble, car il en a toujours été ainsi des enfants que j’ai portés.
Vent humide et d’une douceur extraordinaire pour la saison. Si ça continue, certains arbres vont épanouir leurs bourgeons avec la certitude d’un massacre en février. Cela s’est déjà vu.
Mon ouïe baissant, j’ai un rendez-vous à prendre chez un otiste pour me faire faire un appareil. Je le diffère de jour en jour. Je me dis : « Après tout, est-ce si important d’entendre ce que disent les autres ? »
L’oral et l’écrit. La majorité des hommes à ce jour est analphabète. Il n’en résulte évidemment pas qu’ils soient incultes. Leur culture passe par la voie orale que la radio, la télévision et le cinéma ont prodigieusement enrichie. J’ai eu connaissance à Calcutta d’un usage admirable. Il faut rappeler que l’Inde a une production cinématographique considérable, mais qui ne sort pas des frontières. Les Indiens en raffolent. Les enfants dont les bandes peuplent les rues n’ont pas l’argent des billets. Ils se cotisent pour envoyer l’un d’eux voir le film. Ils choisissent le plus malin, le plus disert. Sa mission est redoutable, car il doit ensuite raconter au cercle de ses camarades le film dans tous ses détails et répondre à leurs questions. Merveilleuse récupération du cinéma par l’art immémorial des conteurs.
Je suis séduit ce matin, en regardant la télévision autrichienne, par le chef d’un orchestre jouant des valses viennoises. Je me suis longtemps demandé à quoi servait un chef d’orchestre. Je le considérais finalement comme un ridicule pantin se livrant à une inutile gesticulation qu’aucun instrumentiste de l’orchestre ne se donnait la peine de seulement regarder. Il me paraît évident ce matin qu’il s’agit d’un danseur qui n’exécute sa chorégraphie qu’à l’intention des spectateurs. C’est pour moi et non pour les musiciens qu’il sautille et agite les bras. Sa fonction est d’incarner la musique avec tout son corps.
P.L. passait aux yeux de ses parents et de ses camarades pour un garçon positif, ne s’intéressant qu’à la technique et n’ouvrant jamais un livre. Depuis peu il se passionne pour les ordinateurs. Stupeur générale. Le voilà qui s’enferme dans sa chambre et ne veut plus voir personne, dévoré par un chagrin d’amour. Il est devenu soudain Tristan, Roméo, Werther. Mais attention ! Il n’a jamais rencontré sa dulcinée. Elle habite à l’autre bout
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