Journal Extime
le paysage est net en profondeur. Au contraire un diaphragme ouvert cerne l’objet sur lequel le point est mis et laisse tout le reste dans le flou. Stendhal : 3,5. Balzac : 16. Car les personnages de Balzac nous sont donnés comme inséparables d’un milieu complexe, d’un décor, d’antécédents, etc. (c’est-à-dire avec une grande profondeur de champ impliquant un diaphragme fermé), alors que ceux de Stendhal se détachent nettement sur fond flou, sur néant (sans profondeur de champ, diaphragme ouvert).
Entretien avec M me C. qui s’occupe d’enfants handicapés. Elle me dit que, pour des raisons encore inexpliquées, les enfants sourds et aveugles de naissance dépassent rarement l’âge de la puberté. Sourds et aveugles ! Solitude proprement inimaginable de ces malheureux ! Leur mort n’est que trop explicable, me semble-t-il. Leur cerveau privé d’informations audiovisuelles s’atrophie à un point qui n’est pas compatible avec la survie de l’organisme. Ne voyant ni n’entendant rien, l’enfant meurt d’ennui dans sa nuit et son silence absolus.
Ma belle-sœur Muriel, passionnée de ski, a été tuée par une avalanche à Val-d’Isère. Bien sûr rien ne vaut la vie, mais tout de même quelle belle mort voilà ! Je pense au mot de Soljénitsyne « Je veux être le cri qui déclenche l’avalanche ! » Répondant au « questionnaire de Proust », j’avais dit que je souhaitais mourir frappé par la foudre, comme par l’épée de Jupiter. J’avais relevé un « fait divers sportif » qui m’avait fait rêver : un beau dimanche, au cours d’un match de foot, un joueur avait été ainsi foudroyé sous les yeux du public. L’avalanche de neige et de glace, c’est tout le contraire, mais tout aussi beau peut-être.
Maurice M. me dit : « La définition de la beauté est simple : c’est ce qui désespère. À quoi il faut ajouter que, contrairement à certaine opinion, la beauté est un phénomène des plus communs. Il est impossible de descendre dans la rue sans s’y heurter. Chaque fois que je vais faire mon marché, j’en reviens hérissé de flèches d’amour, tel saint Sébastien. » Je lui promets de l’accompagner désormais faire ses courses.
Saint Jean. C’était le plus jeune et le plus beau des disciples. « Celui que Jésus aimait », écrit-il pour se désigner lui-même. Avant de mourir, Jésus lui avait promis qu’il verrait la fin du monde. Exilé à Patmos, il ne cesse de ruminer la formidable aventure dont il demeure le dernier témoin. Mais rien ne venant, il finit par susciter l’Apocalypse sur le papier. Rarement la création littéraire aura joué aussi grandiosement son rôle de compensation.
G.T. professeur à Senlis me raconte qu’en début d’année scolaire, il a fait remplir à ses élèves le questionnaire rituel. Un enfant Africain, noir et silencieux comme l’ébène, a écrit : Profession du père : roi.
Je passe à la TV dans l’émission de F.O.G. Après mûre réflexion, je décide de m’habiller de façon « rassurante » : veste de velours côtelé beige, col roulé vert, pantalon marron, i.e. bois, humus, chlorophylle.
Je reçois plus tard une lettre d’une téléspectatrice inconnue. Elle m’écrit : « Méchant ! Pendant toute l’émission, vous ne m’avez pas regardée une fois ! »
Le fait est… Si je prononce une conférence devant trois cents personnes, je suis impressionné par cette foule, par tous ces yeux, toutes ces oreilles dardés sur moi. À la TV, c’est entre cinq et dix millions de personnes qui me voient et m’entendent, foule proprement inconcevable et plus encore inimaginable. Si j’en avais une image même vaguement approximative, je m’effondrerais, je volerais en éclats.
Visite du père Lionel Thueux, curé de Jouy-en-Josas. Il était préfet de discipline au collège Saint-Érembert de Saint-Germain-en-Laye quand j’y étais élève en 1936, 37 et 38. Il regarde autour de lui et me dit que, mon presbytère étant plus confortable que le sien, il va demander la paroisse de Choisel et viendra s’installer ici avec moi. À la fin du dîner, je m’étonne qu’il n’ait pas dit le bénédicité. Il me répond qu’étant le maître des lieux, c’était à moi de le réciter.
Avoir, comme on dit, « un pied dans la tombe », ce n’est pas être malade, c’est avoir enterré la moitié de ceux qu’on aime.
Depuis deux
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