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Journal Extime

Journal Extime

Titel: Journal Extime Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Tournier
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que le plus sage des hommes ?
    Le danger est ailleurs, je pense. La seule faculté que possède l’ordinateur à un degré surhumain, c’est la mémoire. Or l’accumulation du passé est dans certaines limites un atout important, mais c’est aussi un fardeau, un ballast dont très sagement la nature se débarrasse à chaque génération nouvelle – puisque le savoir des parents ne se transmet pas héréditairement aux enfants. Il y a en France une infamie dans le système judiciaire qui préfigure pâlement le fléau que pourrait devenir l’ordinateur, c’est l’institution du casier judiciaire et sa délivrance par extrait sur demande. Grâce à elle, un homme qui fut condamné et qui a purgé sa peine continue à traîner derrière lui une indignité qui le condamne au chômage et à la récidive. On imagine mal ce que deviendra notre vie quand un robot enregistrera tous nos actes, toutes nos paroles et nous confrontera sans cesse avec ce poids mort écrasant et menaçant. La faculté de tout effacer et de repartir à neuf est infiniment précieuse et s’incarne dans la naissance de l’enfant et plus modestement dans le sommeil nocturne et l’éveil au petit matin. L’homme qui posséderait une faculté d’oubli totale, l’amnésique absolu, serait immortel.
     
    Le proxénète en prison se délecte des romans roses de Delly.
     
    F.C. et sa gourmandise. Il pense à la cuisine avec de plus en plus d’intensité et mange avec de moins en moins de plaisir. Sa gourmandise se cérébralise. Il éprouve des fringales pour des plats qui sont la négation de la cuisine (nouilles au beurre). Je le rapproche de M. S. qui m’a dit des femmes : « Plus ça va, plus j’en ai envie et moins ça me fait plaisir. »
     
    Enceinte pour la septième fois en sept ans de mariage et furieuse de l’être, Anne-Marie va avec son mari à Chartres. Très pieux l’un et l’autre, ils se rendent à la cathédrale. Il lui dit : « Fais un vœu. » Elle pointe son doigt sur son ventre et dit : « Qu’il crève ! » Il la gifle. L’enfant naît prématurément. Elle l’adore comme aucun des six autres. Elle me fait observer qu’à cinq mois il possède de toute évidence deux qualités rares à cet âge : il a de l’humour et du chic.
     
    J’ai fait ce rêve-cauchemar : j’aurais un voisin qui s’appellerait Michel-Ange, Beethoven ou Van Gogh. Je choisis à dessein des personnalités géniales, mais difficiles, malheureuses, exigeantes, appelant tout naturellement un dévouement sans borne de ceux qui les entourent. Or donc, je serais là, connaissant l’immensité de l’œuvre, exposé immédiatement au rayonnement redoutable qu’elle possède à l’état naissant. J’imagine avec un mélange d’horreur et de nostalgie la forme tyrannique, dévorante que prendrait fatalement mon admiration pour mon voisin, à quelles extrémités cette passion me réduirait. Et cela sans la moindre contrepartie, par la seule vertu d’un impératif catégorique qui commanderait autant au cœur qu’à la raison. Le sort m’a épargné à ce jour cette épreuve dévastatrice. Je m’en réjouis lâchement et je le regrette.
     
    Je suis gâteux. – Si vous l’étiez vraiment, vous ne diriez pas que vous l’êtes. – Mais c’est que je ne le dis pas toujours !

DÉCEMBRE
    Sophie Bassouls, qui s’est spécialisée dans les portraits d’écrivains, s’est lancée dans une entreprise un peu folle dont j’ai tenté en vain de la détourner. Grâce au Minitel, elle a repéré une trentaine de Français qui s’appellent Michel Tournier et elle sillonne la France pour les photographier. Je lui dis que l’idée est amusante mais qu’elle ne serait promise à un quelconque succès que si elle avait choisi Jacques Chirac au lieu de Michel Tournier. Je lui montre la plus belle coupure de presse que je possède. C’est dans La République du Centre. Il y a la photo d’un boucher en tablier blanc devant son étal. Légende : Michel Tournier, boucher à [nom d’un village] : «  J’en ai marre d’être tout le temps confondu avec l’avant-centre de l’équipe de foot de Limoges qui s’appelle comme moi Michel Tournier. »
     
    C’est tout nouveau pour moi : je sens la proximité de la mort. Et cela bien que ma santé soit florissante. Bien mieux, j’ai parfois des bouffées d’euphorie que j’ignorais jadis et qui sont inquiétantes. L’amusant, c’est que cette obsession s’accorde

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