Kenilworth
rives de la Tamise, et que tout lui rappela la situation dans laquelle il se trouvait, le Comte fit un effort sur lui-même pour ne plus songer qu’à se maintenir dans la faveur de la reine, et il déploya avec tant de succès les moyens de plaire qu’il avait reçus de la nature, qu’Élisabeth, charmée de sa conversation, mais alarmée pour sa santé, lui ordonna enfin, d’un air enjoué, de se taire quelques instans, de crainte qu’une conversation trop animée ne l’épuisât.
– Milords, dit-elle alors, – ayant rendu contre Leicester un édit de silence, nous vous demanderons vos conseils sur une affaire qu’il convient mieux de discuter au milieu de la gaieté et des instrumens de musique qu’avec la gravité de nos délibérations ordinaires. Quelqu’un de vous connaît-il une pétition qui nous a été présentée par Orson Pinnit, gardien, comme il se qualifie, de nos ours royaux ? Qui de vous appuiera sa requête ?
– Oh ! certes, dit le comte de Sussex, avec la permission de Votre Majesté, ce sera moi. Orson Pinnit était un brave soldat avant que les épées du clan de Mac-Donough l’eussent mis hors de combat en Irlande, et je me flatte que Votre Majesté continuera d’être ce qu’elle a toujours été, la protectrice de ses fidèles et loyaux serviteurs.
– C’est bien notre intention, dit la reine, et surtout quand il s’agit de nos pauvres soldats ou marins, qui hasardent leur vie pour une paye bien modique. Nous donnerions notre palais, ajouta-t-elle les yeux étincelans, pour en faire un hospice à leur usage, plutôt que de souffrir qu’ils me regardassent comme une maîtresse ingrate {80} ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Et, après s’être livrée à cette effusion de patriotisme, reprenant le ton d’une conversation enjouée : – La requête d’Orson Pinnit, dit-elle, va un peu plus loin ; il se plaint de ce que, grâce au goût que le public commence à prendre pour les spectacles, et surtout à l’espèce de fureur avec laquelle on se porte à celui où se jouent les pièces d’un William Shakspeare, dont je présume que, le nom ne vous est pas tout-à-fait inconnu, milord, le mâle amusement du combat de l’ours tombe comparativement en discrédit, parce qu’on aime mieux voir ces coquins de comédiens faire semblant de se tuer, que nos chiens et nos ours royaux se déchirer sérieusement. Que dites-vous à cela, lord Sussex ?
– Sur ma foi, madame, répondit le comte, vous ne pouvez croire qu’un vieux soldat comme moi ait grand’chose à dire en faveur des combats simulés, quand il s’agit de les comparer à des combats sérieux ; et cependant je ne veux pas de mal à Shakspeare. C’est un gaillard vigoureux : quoiqu’on dise qu’il est boiteux {81} , il joue à ravir du bâton à deux bouts, et il s’est bravement battu contre les garde-chasses du vieux sir Thomas Lucy de Charlecot, lorsqu’il s’est introduit dans son parc pour chasser les daims du maître et embrasser la fille du concierge.
– Je vous demande pardon, milord, dit Élisabeth ; il a été question de cette affaire dans le conseil, et la fille du concierge n’y était pour rien. Nous ne voulons pas qu’on exagère la faute de ce pauvre hère. Mais que dites-vous de son jeu, de ses pièces, de son théâtre ? car c’est là le point de la question, et il ne s’agit nullement de ses anciennes erreurs, de ses chasses dans un parc, et des autres folies dont vous parlez.
– En vérité, madame, je ne veux pas de mal à ce fou. J’ai entendu quelques uns de ses vers de paillard (je demande pardon de l’expression à Votre Majesté {82} ), et il m’a même semblé qu’il s’y trouvait quelque chose de guerrier. Mais ce n’est que de la crème fouettée ; point de substance, rien de sérieux, comme Votre Majesté l’a fort bien remarqué. Quel intérêt puis-je prendre à une demi-douzaine de coquins armés de fleurets rouillés et de boucliers de fer-blanc, qui ne donnent que la parodie d’une bataille, en comparaison du noble spectacle du combat de l’ours ? Ce dernier spectacle a été honoré de la présence de Votre Majesté et de celle de vos illustres prédécesseurs dans ce beau royaume, fameux dans toute la chrétienté par ses mâtins incomparables et par le talent des gens qui font leur métier d’instruire des ours au combat. Il est grandement à craindre que ces deux races ne dégénèrent si l’on préfère aller écouter
Weitere Kostenlose Bücher