Kenilworth
soldat, et que je ne voudrais pas de ces fanfreluches plus qu’il n’en est besoin.
– Je n’entends rien à tout cela, milord ; mais vos parens et vos amis arrivent par vingtaines pour vous accompagner à la cour ; et quoi que fasse Leicester, j’espère que nous y ferons aussi bonne figure que lui.
– Qu’on recommande strictement à chacun de se conduire de la manière la plus pacifique : point de querelle, à moins que nos ennemis n’en viennent à une violence ouverte. Je sais qu’il se trouve dans ma suite plus d’une tête chaude, et je ne veux pas que leur imprudence donne à Leicester quelque avantage sur moi.
Sussex était si occupé à donner ces différens ordres, que ce ne fut pas sans peine que Tressilian trouva le moment de lui dire qu’il était surpris qu’il eût si promptement envoyé à la reine le mémoire rédigé au nom de sir Hugh Robsart. – L’avis des amis de sir Hugh, lui dit-il, était qu’on appelât d’abord à la justice de Leicester, le coupable étant un des officiers de sa maison, et je vous en avais informé.
– C’est ce qu’on pouvait faire sans s’adresser à moi, répondit Sussex avec un peu de hauteur. Du moins, ce n’est pas moi qu’on devait prendre pour conseiller quand il s’agissait de faire une démarche humiliante devant Leicester ; et je suis surpris que vous, Tressilian, vous, homme d’honneur et mon ami, vous ayez pu penser à vous y soumettre ! Si vous me l’avez dit, je ne vous ai pas compris, parce que je ne pouvais attendre de vous un tel projet.
– Ce n’est pas moi qui l’ai conçu, milord : la marche que j’aurais préférée est précisément celle que vous avez adoptée ; mais les amis de ce malheureux père…
– Oh ! les amis ! les amis ! ils doivent nous laisser conduire cette affaire comme nous le jugeons convenable. C’est le vrai moment d’accumuler toutes les plaintes contre Leicester et ses affidés, et la reine regardera la vôtre comme une des plus graves. Au surplus, c’est une affaire faite ; elle l’a maintenant sous les yeux.
Tressilian ne put s’empêcher de soupçonner que Sussex, voulant se fortifier contre son rival par tous les moyens possibles, s’était empressé de faire cette démarche pour jeter de l’odieux sur Leicester, sans examiner beaucoup s’il était probable qu’elle réussît ; mais elle était irrévocable, et le comte mit fin à la discussion en congédiant tous ceux qui étaient près de lui. – Que chacun soit prêt à onze heures, dit-il, car il faut qu’à midi précis je sois à la cour et dans la salle de présence {72} .
Tandis que les deux hommes d’État rivaux se préparaient ainsi à leur entrevue sous les yeux de la reine, Élisabeth elle-même n’était pas sans quelque appréhension de ce qui pourrait résulter du choc de deux esprits si ardens, soutenus l’un et l’autre par de nombreux partisans, et qui partageaient entre eux, ouvertement ou en secret, tous les vœux et toutes les espérances de sa cour. Le corps des gentilshommes pensionnaires fut mis sous les armes, et un renfort des Yeomen {73} était venu de Londres par la Tamise. Élisabeth fit publier une proclamation portant défense à toute la noblesse d’approcher du palais avec une suite portant des armes à feu, ou ce qu’on appelait des armes longues {74} . On disait même tout bas que le grand shériff du comté de Kent avait, reçu des ordres secrets pour tenir sa milice prête à marcher au moindre signal.
L’heure fixée pour l’audience à laquelle on s’était préparé de part et d’autre avec tant d’inquiétude arriva enfin, et les deux comtes, chacun accompagné d’une suite nombreuse, entrèrent en même temps dans la cour du palais de Greenwich lorsque midi sonnait.
Comme si c’eût été un arrangement concerté d’avance, ou peut-être parce que la reine leur avait secrètement intimé que tel était son bon plaisir, Sussex arriva de Deptford par eau, et Leicester vint de Londres par terre, de sorte qu’ils entrèrent dans la cour par deux portes opposées. Cette circonstance, de peu d’importance en elle-même, donna pourtant une sorte d’ascendant à ce dernier dans l’esprit du peuple : le cortège de ses courtisans, montés sur de superbes coursiers, avait l’air bien plus nombreux que la suite de Sussex, qui nécessairement était à pied. Les deux comtes se regardèrent, mais sans se saluer, chacun attendant peut-être que l’autre lui
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