Kommandos de femmes
chercher mes instruments. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai pu opérer la petite tout de suite… j’avais quelques notions d’ophtalmologie car j’étais justement externe en ophtalmo au moment de mon arrestation. Je m’en suis sortie. Ce n’était pas trop calé. Le lendemain, à l’appel, la kommandante me fait sortir des rangs. Elle me dit : « Mais enfin Susannah ; depuis quand donnes-tu des ordres à mes soldats ? » Alors je lui ai fait remarquer qu’elle était absente, que son adjointe était absente, qu’il n’y avait personne pour donner des ordres, qu’il fallait bien que j’en donne… Elle était en colère. Elle s’est calmée.
— Je lui ai joué, une autre fois, un tour à ma façon je suis arrivée à faire passer un banal lipome du cuir chevelu pour une tumeur extrêmement dangereuse qui risquait d’atteindre le cerveau, d’handicaper physiquement la malade, de supprimer une travailleuse de l’usine. Parce que c’était ça le point de vue allemand : il fallait qu’il y ait du rendement. Ils se foutaient pas mal de notre santé, il fallait que les déportées puissent travailler et c’est tout. La « malade » était une dame âgée, polonaise, professeur à Varsovie qui, d’ailleurs, parlait parfaitement le français. J’avais pu lui expliquer toute l’histoire facilement. Elle portait un affreux lipome sur le crâne, depuis des années. Un lipome c’est une tumeur graisseuse qui n’est ni dangereuse ni douloureuse. Il y a des gens qui gardent leur lipome par superstition ou parce qu’ils n’aiment pas se faire inciser. Mais quand on veut enlever ça, c’est une opération absolument bénigne.
— À l’appel, je montre cette tête à la commandante : « Voyez, je ne peux pas laisser cette femme comme ça. Je suis obligée de l’opérer sinon elle va avoir des troubles mentaux. C’est très grave. Il faut… il faut que je l’opère. » Alors la kommandante m’a dit : « Mais… mais, tu peux faire ça, toi ! Tu sauras faire toute seule ? » Je lui ai dit : « Oh ! vous savez bien que je suis chirurgien ! » Tout mon travail était basé sur un bluff. Pour éviter qu’une fille soit renvoyée à Ravensbrück, pour la moindre petite opération, j’ai fait à Genthin tout ce qui était petite chirurgie d’urgence et j’ai eu la chance de ne pas avoir à traiter un grand cas chirurgical parce que, là, j’aurais été bien incapable… Je ne savais pas vraiment diriger une opération, mais j’avais fait deux ans de chirurgie à l’Hôtel-Dieu, en garde, et je connaissais toute la petite chirurgie pratique… ce qui m’a permis d’éviter des retours à Ravensbrück.
— La kommandante m’a permis d’opérer. Je lui ai demandé de m’assurer que cette malade pourrait rester un mois au repos complet sous peine de risque d’hémorragie interne, de complications graves… Enfin, je lui ai dit : « Je ne l’opère que si vous me permettez de la garder un mois sans travailler. » La kommandante a promis et elle a ajouté : « Mais gardez la tumeur après l’opération. Je veux la voir. »
— J’en enlevé le lipome en rien de temps. Ce n’était pas difficile du tout. J’ai conservé le lipome sur une compresse, ouvert en deux. C’est quelque chose de verdâtre, pas très appétissant. Pour un profane, ce n’est pas beau à regarder. J’avais fait un immense pansement de papier à ma malade. Je lui avais confectionné un turban. Elle avait l’air d’une grande opérée du crâne. Je lui avais donné consigne de prendre un air comateux, inconscient quand la kommandante « viendrait voir ». Elle est venue et elle m’a demandé : « Où est la tumeur ? » Je lui ai mis ça sous les yeux. Elle était écœurée. J’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Elle a contemplé la malade qui a parfaitement joué le jeu : yeux fermés, soupirs, tête à plat… Cette dame âgée s’est reposée un mois. Elle avait le cœur très fatigué. Elle n’était pas en bon état. Elle a survécu au camp en tout cas.
— Ce sont des petites choses qui n’ont aucune valeur trente ans après, mais…
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* *
III
HANOVRE-LIMMER
— Le camp ix auquel nous sommes affectées est celui de Limmer, dans un faubourg de Hanovre, à l’ouest de la ville. Il est formé par trois baraques : le block, les toilettes et la cuisine. Il est entouré de barbelés électrifiés, mais il n’y a pas de mur, et l’on peut voir au-delà
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