La 25ème Heure
mourront même avant, et ceux qui resteront en vie auront toute la place nécessaire pour étendre leurs pieds. Je crois que vous avez tenu compte de ce fait au moment où vous avez construit le camp. Je ne peux que m’incliner devant la rigueur scientifique de vos prévisions.
Avant de m’endormir, j’ai écouté une conférence. Le conférencier, qui se disait professeur à l’Université de Berlin, nous a parlé des matières grasses. Et c’est du sujet de cette conférence que je vais vous entretenir dans la présente pétition.
Le professeur a compté chaque jour les grains de haricots contenus dans la soupe que nous mangeons au camp.
Il a compté pendant trente jours, midi et soir, tous les grains contenus dans sa gamelle. Puis il a additionné le tout et établi une moyenne. Il affirme en conséquence qu’un prisonnier reçoit dix grains de haricots par jour, dans les deux soupes. Les assistants du professeur ont compté, eux aussi, les grains de haricots contenus dans leurs gamelles et ont affirmé que le calcul était exact.
Puis le professeur a compté les pelures de pommes de terre et calculé la quantité de farine contenue dans la soupe. Ce dernier calcul a été naturellement approximatif, le professeur n’ayant pas la permission d’entrer à la cuisine.
Vous savez tout comme moi que les Allemands sont très forts en matière de mesure. Il nous est donc permis de supposer que les grains de haricots ont été comptés très exactement. Les Allemands sont patients et scrupuleux. Après trente jours de ce genre de travail, le professeur a achevé son étude et a tenu une conférence que l’auditoire a appréciée à sa juste valeur. Les Allemands aiment écouter les conférences se référant aux sujets les plus divers. C’est chez eux une habitude qui date du Moyen Age. Après avoir raconté comment il a réussi à compter les grains, passant chaque jour la soupe au tamis, le professeur a dit le nombre de calories contenues dans chaque grain. Je ne me rappelle plus le chiffre exact. Puis il a calculé le nombre de calories contenu dans les dix grains de haricots, y a ajouté le nombre de calories des pommes de terre et de la farine, que les prisonniers n’aperçoivent jamais dans leur soupe, mais dont le professeur ne saurait mettre l’existence en doute. Il a conclu en déclarant que chaque prisonnier du camp reçoit en moyenne cinq cents calories par jour. Quelquefois il en reçoit beaucoup moins. Il est arrivé que le professeur lui-même ne trouve pas un seul grain dans la soupe – et ces jours-là, il n’a rien eu à dénombrer. Mais d’autres jours, il a pu trouver jusqu’à quinze, et même quelquefois jusqu’à dix-huit grains de haricots. La moyenne est donc exacte.
Les prisonniers du camp ne dorment pas toute la journée ; cependant le professeur a établi ses calculs comme si les prisonniers consommaient à l’état de veille un nombre de calories égal à celui dont ils auraient besoin s’ils passaient toute la journée à dormir. Mille calories, c’est là un minimum.
Les prisonniers reçoivent cinq cents calories en grains de haricots. Les cinq cents calories qu’ils consomment en plus, ils doivent les prendre sur leurs propres réserves de graisse, c’est-à-dire sur le capital accumulé dans leur corps. Et parce qu’ils prennent chaque jour cinq cents calories sur la réserve avec laquelle ils étaient arrivés au camp, les prisonniers maigrissent de six livres par mois.
Tout cela est naturellement une moyenne. Le professeur a pesé lui-même les prisonniers avec des balances et des poids improvisés. Il paraît que les instruments étaient cependant assez précis. En additionnant les six livres, c’est-à-dire les trois kilos de graisse que chaque prisonnier perd en les transformant en calories, il résulte que dans ce seul camp de Ohrdruf, placé sous votre com p étente direction, il y a chaque mois quarante-cinq mille kilos de matières grasses qui se perdent. Chaque mois, cinq wagons remplis de matières grasses s’en vont du camp. La graisse s’évanouit dans les airs. Les quinze mille prisonniers abandonnent à l’air environnant cette importante quantité de matières grasses. Calculez vous-même la perte qui en résulte. Personnellement, je ne suis pas économiste. Je ne saurais vous suggérer aucune solution. Cependant, je suis convaincu que, grâce aux moyens techniques dont vous disposez, vous pourriez utiliser à votre profit cette graisse
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