La 25ème Heure
dimension du mur. Elles représentaient des hommes morts, pendus, affamés, des prisonniers vêtus de combinaisons rayées, des monceaux de cadavres, des potences, des camions de femmes mortes.
Nora avait totalement oublié où elle se trouvait. Elle croyait être, elle aussi, dans un camp d’extermination pour juifs de l’Allemagne nazie.
Elle regardait le lieutenant aux cheveux roux qui était nu bureau. Elle l’implorait du regard, le suppliait de la sauver de l’extermination, de la famine, des chambres à gaz, de la torture.
Je suis ta sœur, pensa Nora West. Je te supplie de m’aider ! "
Jamais encore elle ne s’était sentie aussi juive qu’à ce moment-là !
– Lieutenant ! dit Nora.
Sa voix tremblait. Sa gorge était serrée. Les larmes s’étaient arrêtées dans son gosier et l’empêchaient de parler.
– -Tu n’as pas le droit de parler avant d’être interrogée, dit sèchement l’officier.
Nora West se mordit les lèvres et se tut. Elle attendait les questions.
L’officier lisait sans la regarder.
– Tu t’appelles Eleonora West Koruga ? demanda-t-il sévèrement. C’est bien toi ? Ton mari est arrêté lui aussi, n’est-ce pas ?
L’officier la tutoyait. Mais son ton n’était pas précisément celui d’un frère.
– Ton mari a été fonctionnaire du dictateur Antonesco ?
– Mon mari a été fonctionnaire du royaume de Roumanie, répondit Nora West.
L’officier rougit. Son visage pâle et couvert de taches de rousseur était devenu tout rouge. Ses lèvres tremblaient.
– En Roumanie il y a eu des terribles pogroms, n’est-il pas vrai ? demanda-t-il.
Nora n’eut pas le temps de répondre.
– En Roumanie il y a eu des camps de concentration pour les juifs ? dit-il, il y a eu des camps où les juifs étaient exterminés, passés par la chambre à gaz, pendus, décapités, fusillés…
Le lieutenant se leva.
Nora était décidée à lui dire qu’elle aussi était juive. Qu’elle avait dû se procurer de faux papiers. Qu’elle avait dû s’enfuir. Qu’elle avait tremblé de peur chaque nuit.
– Réponds à mes questions ! hurla l’officier.
Il s’approcha d’elle, le poing tendu.
Nora était sûre qu’il allait la frapper en plein visage. Elle ferma les yeux. Elle attendait les coups. Tout son corps tremblait. Elle n’avait plus le courage de dire un seul mot.
– Réponds, criminelle ! hurla l’officier. Combien de juives as-tu tuées de ta propre main ? Réponds ! Si tu continues à te taire, je te mets en morceaux ! Combien de juives as-tu tuées de tes propres mains ?
Nora continuait à se taire, – Tu ne veux pas le dire ! dit-il. Maintenant tu as peur. Maintenant tu trembles de peur. Tu fais pipi sous toi de peur. Mais lorsque tu tuais, tu n’avais pas peur ! – Moi aussi, je suis… dit Nora West. – Sale putain de nazie, hors d’ici ! cria-t-il. Sors !
Son poing s’était levé, menaçant, devant les yeux de Nora. Eleonora West sortit du bureau.
LIVRE CINQUIÈME
123
Traian Koruga écrivait. Iohann Moritz demeurait auprès de lui et regardait comme il tenait son crayon, le doigts serrés, et comme il traçait les lettres minutieusement, tout comme s’il enfilait des perles.
Iohann Moritz n’avait pas la patience d’écrire. Et il n’aimait pas écrire. Mais il eût été capable de regarder Ides heures durant, sans s’ennuyer, Traian Koruga écrire. " Lorsque M. Koruga écrit, c’est comme s’il priait devant les icônes, pensa Iohann Moritz. En regardant M. Koruga, on oublie qu’il est prisonnier. On ne voit plus qu’il est nu-pieds, qu’il n’est pas rasé et qu’il a des trous à son pantalon. Lorsqu’il écrit, Traian Koruga est un monsieur. On a envie d’enlever son chapeau et de parler à mi-voix. "
– Est-ce que tu as entendu parler des charmeurs de serpents ? demanda Traian, s’interrompant.
– Oui, dit Moritz.
– Saint Daniel est resté dans la fosse aux lions et les lions ne l’ont pas dévoré, dit Traian. Il les a domptés.
Les hommes peuvent charmer les serpents et dompter les lions. Mussolini avait deux tigres dans son bureau.
Il les avait apprivoisés. Les hommes peuvent dompter toutes les bêtes sauvages. Mais, depuis quelque temps, une nouvelle espèce d’animal est apparue sur la surface du globe. Cette espèce a un nom : les Citoyens. Ils ne vivent ni dans les bois, ni dans la jungle, mais dans les bureaux. Cependant ils
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