La 25ème Heure
Style publicitaire, j’ai été tour à tour sentimental, vulgaire, suppliant, j’ai demandé justice par tous les moyens que le désespoir mettait à ma disposition. Je n’ai reçu aucune réponse.
Je leur ai dit les vérités les plus désobligeantes, mais ils ne se sont pas fâchés. Je me suis mis à genoux pour leur écrire, mais ils ne se sont pas apitoyés. Je les ai insultés grossièrement, mais ils ne se sont pas sentis offensés. J’ai voulu les faire rire, ou exciter leur curiosité, mais ce fut en vain. Je n’ai réussi à éveiller en eux, ni les grands sentiments, ni les appétits vulgaires. Je n’ai pu provoquer chez eux aucune réaction. J’aurais mieux fait de parler à des pierres. Ils n’ont pas de sentiments. Ils ne savent pas haïr. Ils ne savent pas se venger. La pitié leur demeure étrangère. Ils travaillent automatiquement et ignorent tout ce qui n’est pas inscrit au programme. Je pourrais déchirer un lambeau de ma chair et écrire une pétition dessus, avec mon sang encore chaud, et ils ne a liraient quand même pas. Ils la jetteraient à la corbeille à papiers comme ils l’ont fait pour les autres. Ils ne verraient même pas que c’est un lambeau de ma chair, de chair humaine encore chaude. L’homme leur est indifférent. C’est l’indifférence du Citoyen vis-à-vis de l’homme, indifférence qui a fini par surpasser celle des machines.
– Mon pauvre monsieur Traian ! dit Iohann Moritz compatissant. Qu’avez-vous l’intention de faire ? Moi, je crois qu’il vaudrait mieux ne plus leur écrire.
– Je continuerai, dit Traian. Je ne m’arrêterai que lorsque je serai mort. Les hommes sont arrivés à dompter toutes les bêtes sauvages. Pourquoi ne dompterions-nous pas les Citoyens ?
– Peut-être faudrait-il s’y prendre autrement, dit Iohann Moritz. En écrivant, je crois que vous n’arriverez à rien.
– Toutes les victoires de l’homme depuis qu’il est apparu sur la surface du globe jusqu’à aujourd’hui sont des victoires de l’Esprit. C’est grâce à l’Esprit que nous finirons par dompter les Citoyens dans leurs bureaux.
Si nous n’arrivons pas à les dompter, ils nous mettront en morceaux, tous tant que nous sommes.
Nous devons leur apprendre à ne plus mettre l’homme en pièces dès qu’ils le rencontrent. Tant que nous ne leur aurons pas appris cela, nous ne pourrons pas habiter la même terre, les mêmes villes, les mêmes maisons qu’eux. Ce sera plus dur que de charmer des serpents ou dompter des tigres. Mais je n’ai jamais été plus optimiste qu’aujourd’hui. C’est sans doute l’optimisme de l’homme avant la mort. Le spasme de mon agonie c’est le chapitre des Pétitions de la vingt-cinquième heure. Mais je l’écrirai !
127
Pétition n° 3. – Sujet : économique. (Prisonniers ne possédant plus que la moitié ou le tiers de leur corps.)
Pendant quatre jours, un de mes amis et moi-même avons réussi à dénombrer les prisonniers de ce camp ne possédant plus que la moitié, le tiers ou un cinquième de leur corps.
Mon ami n’a pas encore dépouillé ses statistiques. Il est très fort en calcul. Mais je me dépêche de vous écrire, car le problème me semble urgent du point de vue économique. Vous pourriez économiser chaque jour au moins quelques millions de marks.
Voilà ce dont il s’agit : parmi les quinze mille prisonniers qui sont enfermés avec moi, trois mille au moins ne possèdent plus leur corps intégralement. Deux cents d’entre eux n’ont pas du tout de jambes. Ils se traînent comme des reptiles à travers le camp. Mille deux cents prisonniers n’ont plus qu’une seule jambe. Quelques autres un seul bras. Certains sont même complètement manchots. Ceci en ce qui concerne l’extérieur.
Mais un grand nombre d’entre eux ont perdu certains organes intérieurs, un poumon, un rein, des fragments d’os, etc… Quarante prisonniers n’ont plus du tout d’yeux. Tous ces individus ont été arrêtés automatiquement en même temps que moi. Au début, je les avais pris en pitié. Mon ami Iohann Moritz ferme les yeux dès qu’il voit les estropiés et les grands mutilés du camp. Mais Iohann Moritz est un primitif. Il ne comprend pas que l’arrestation est automatique, et que du moment qu’on fait partie d’une catégorie qui doit être enfermée, on ne peut s’esquiver pour le simple motif qu’on a des jambes, des yeux, un nez et des poumons en
Weitere Kostenlose Bücher