La 25ème Heure
sont plus cruels que les bêtes sauvages de la jungle. Ils sont nés du croisement de l’homme avec les machines. C’est une espèce bâtarde. La race la plus puissante actuellement sur toute la surface de la terre. Leur visage ressemble à celui des hommes, et souvent on risque même de les confondre avec eux. Mais sitôt après, on se rend compte qu’ils ne se comportent pas comme des hommes, mais comme des machines. Au lieu de cœurs ils ont des chronomètres. Leur cerveau est une espèce de machine. Ce ne sont ni des machines ni des hommes. Leurs désirs sont des désirs de bêtes sauvages. Mais ce ne sont pas des bêtes sauvages. Ce sont des Citoyens… Étrange croisement. Ils ont envahi toute la terre.
Iohann Moritz cherchait à s’imaginer les Citoyens. Mais il ne réussit pas. L’espace d’un moment, il pensa à Marcou Goldenberg. Mais Traian se remit à parler et chassa l’image de Marcou.
– Je suis écrivain, dit Traian. D’après moi, un écrivain est un dompteur. En montrant aux êtres humains le Beau, c’est-à-dire la Vérité, ils s’adoucissent. Quant à moi, je veux dompter les Citoyens. J’avais commencé à écrire un livre. J’en étais arrivé au cinquième chapitre. Puis les Citoyens m’ont emmené en captivité et je n’ai plus pu écrire. Le cinquième chapitre n’a pas été commencé.
" Maintenant, il n’y a plus-de raison pour que je l’écrive.
" Je ne publierai jamais plus de livres. À la place du cinquième chapitre, je veux écrire quelque chose pour dompter les Citoyens.
" Et si j’y réussis je mourrai, l’âme en paix. Je vais te lire à toi aussi ce que j’écris.. Ce ne sera pas un roman. Ni une pièce de théâtre. Les Citoyens n’aiment pas la littérature. Pour pouvoir les apprivoiser, j’écrirai dans le seul genre qu’ils admettent. J’écrirai des Pétitions. Les Citoyens n’ont pas de temps à perdre, avec les romans, les drames, et les pièces. Ils ne lisent que les Pétitions.
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Pétition n° 1. – Sujet économique. (Matières grasses.)
Je vous enverrai plusieurs pétitions. Je commence par un sujet économique. Je sais que la Civilisation technique est bâtie sur des bases matérialistes. L’Économique est votre Évangile. Personnellement, je suis écrivain, et chaque écrivain est avant tout un témoin.
La première qualité requise pour être témoin est l’impartialité. Partant, mes Pétitions seront des témoignages de Vérité.
Le problème que je vais vous exposer me semble particulièrement important : il s’agit des matières grasses.
Vous êtes naturellement au courant de la pénurie de matières grasses que connaît l’Univers actuellement. Lorsque je suis arrivé dans ce camp, les prisonniers dormaient étendus par terre, l’un à côté de l’autre. Je n’ai trouvé que difficilement une place pour m’étendre. Je sortais de prison et j’étais très fatigué. Le champ qui entourait le camp m’a paru très grand. Je ne comprenais pas pourquoi vous aviez restreint à tel point l’enceinte du camp.
Les quinze mille personnes qui s’y trouvent restent collées les unes aux autres. Lorsqu’elles sont debout, il y a un peu de place. Mais lorsqu’elles se couchent, l’espace est tellement restreint qu’elles s’entassent les unes sur les autres. Quant à moi, je n’ai pas pu étendre les jambes de toute la nuit. Ceux qui se trouvaient tout autour de moi mettaient leurs pieds sur ma tête. Leurs pieds étaient chauds et comme ils les ont étendus pardessus mon corps toute la nuit, je n’ai pas eu froid.
Je crois savoir maintenant pourquoi vous avez tellement resserré l’espace du camp : parce que les prisonniers foulaient l’herbe aux pieds et que vous vouliez économiser l’herbe qui se trouve dans les champs. L’herbe coûte cher. C’eût été dommage de la fouler aux pieds, comme cela, inutilement. Il vaut mieux que ce soit une vache qui la broute, car la vache donne du lait ; les prisonniers, eux, ne donnent rien.
D’autre part, si vous aviez fait l’enceinte plus large, vous auriez eu besoin d’une plus grande quantité de barbelé. Le barbelé est cher et ce n’était évidemment pas la peine d’en dépenser tellement, à seule fin que les prisonniers aient plus d’espace et qu’ils puissent dormir de tout leur long.
D’autant plus que, dès qu’il fera froid et que la saison des pluies viendra, la plupart des prisonniers vont mourir. D’autres
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