La 25ème Heure
L’Univers tout entier se meut dans une espèce de mathematical way et personne n’aurait l’idée d’en changer le cours ou l’orientation.
– L’interrogatoire que vous venez de me faire subir ne vous intéresse donc pas et il pouvait tout aussi bien ne pas avoir lieu ? dit Traian. De ce tout qui concerne l’individu rien ne peut vous intéresser ?
– Rien, répondit l’officier. Tout ce que nous voulons savoir sur un individu, ce sont ses données personnelles, c’est-à-dire son nom exact – le lieu et la date de naissance, sa profession, etc… – données qui seront mises en fiches afin d’être enregistrées dans nos Statistiques.
" D’ailleurs, ces interrogatoires ne sont établis que pour vérifier certaines données, ou répartir les prisonniers en catégories. Les dispositions concernant l’arrestation ou la mise en liberté ne sont prévues que par catégories. Notre travail consiste à répartir chacun dans la catégorie à laquelle il appartient. C’est un travail mathématique, précis.
– Et vous ne trouvez pas qu’il est inhumain d’annuler l’homme et de le traiter comme fraction d’une catégorie ?
– Non, je ne trouve pas que ce soit inhumain, dit l’officier. Ce système est pratique, rapide et par-dessus tout il est juste. La justice ne peut que gagner à ce procédé. La justice procède d’après les méthodes des sciences mathématiques et de la physique – c’est-à-dire d’après les méthodes les plus exactes. Seuls les poètes et les mystiques dénoncent ces procédés.
" Mais la Société moderne a liquidé le mysticisme et la poésie. Nous nous trouvons en pleine période de science exacte et mathématique et nous ne pouvons pas revenir en arrière pour des motifs d’ordre sentimental. D’ailleurs les sentiments ne sont qu’une création des poètes et des métaphysiciens.
L’officier fît signe que l’interrogatoire avait pris fin.
– Take it easy ! dit-il.
Traian Koruga ouvrit la porte et entendit derrière lui la voix de l’officier qui venait de l’interroger dire froidement : " Au suivant.
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Iohann Moritz voulait s’évader. Après avoir appris que Suzanna n’avait pas demandé le divorce et qu’elle l’attendait fidèlement avec les enfants, Iohann Moritz ne tenait plus en place.
– Ce n’est même pas la peine d’essayer, dit Traian. Tu n’auras pas plus tôt approché des barbelés que les Polonais te tireront dessus.
Moritz regarda les sentinelles polonaises habillées d’uniformes américains teints en bleu. Les Polonais immobiles le regardaient attentivement comme s’ils avaient deviné sa pensée, et tenaient leurs armes à la main, prêts à tirer.
– Et, si jamais les Polonais te ratent, continua Traian, tu seras tué par les patrouilles américaines ou allemandes. Avant d’arriver en Roumanie, tu rencontreras sur ta route des patrouilles autrichiennes, tchèques, françaises, hongroises et finalement tu n’arriveras jamais chez toi… Ils t’auront en route. Si tu peux échapper aux balles d’une nation, celle d’après te fusillera certainement. Entre toi et ta maison, entre toi et ta famille, mon vieux Moritz, il y a toutes les nations du monde, des nations armées qui veulent te tuer… Entre chaque homme et sa vie intime privée, il y a cette armée internationale. Il n’est plus permis à l’homme de vivre sa vie. Il est fusillé s’il tente de le faire. C’est à quoi servent les tanks, les mitrailleuses, les projeteurs, les barbelés…
– Je m’évaderai quand même ! dit Iohann Moritz.
La sentinelle polonaise le regarda encore plus attentivement.
À ce moment même, deux officiers américains entrèrent dans la cour du camp et se dirigèrent vers l’infirmerie. Iohann Moritz les suivit du regard.
Et tout à coup, il quitta Traian sans dire un mot, se mit à courir dans leur direction et se planta devant eux. Les officiers s’arrêtèrent également. Ils regardèrent Iohann Moritz et Iohann Moritz les regarda. Cela ne dura qu’une minute. Puis un des officiers – qui était plutôt gras et d’un certain âge – entoura Iohann Moritz de ses bras et l’embrassa fraternellement. Les prisonniers firent ronde autour d’eux très intrigués. Ils n’avaient jamais vu un officier américain embrasser un prisonnier.
Iohann Moritz se dirigea vers l’infirmerie avec l’officier américain qui continuait à le tenir par les épaules. Puis ils
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