La 25ème Heure
son nom répété par de grandes machines électriques, s’éclairant et s’éteignant comme les projecteurs qui se trouvaient au-dessus des barbelés du camp. Il savait à présent que chacun de ses mouvements était photographié, enregistré et éclairé.
– Non, je ne le savais pas.
– Si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas demandé de te faire relâcher. Et c’est pourquoi je ne t’en veux pas de me l’avoir demandé. Tu croyais que moi, tout seul, je pouvais t’arracher à cette machine géante ?
Le docteur Abramovici se mit à rire aux éclats.
– Le président des États-Unis lui-même ne pourrait pas le faire, dit-il. Tu dois attendre tranquillement ton tour.
– Mais du moment que je suis innocent, pourquoi rester en prison ? demanda Iohann Moritz. Pourquoi la machine m’en veut-elle du moment que je ne lui ai pas fait de mal ? La machine dont vous parlez est probablement faite pour les voleurs, les criminels et les malfaiteurs.
– Apprends à ne plus juger comme un paysan arriéré, mon cher Iankel, dit le docteur. Tu ramènes tous les problèmes à des questions personnelles. Les pays civilisés ne s’occupent pas des cas individuels. Le fait que tu sois coupable ou innocent est une question personnelle. Elle peut intéresser ta femme, tes voisins ou les autres paysans de ton village. Ce sont les seuls à se préoccuper de questions personnelles. Les pays civilisés voient les choses en grand. Ils ne s’occupent pas des cas individuels.
– Mais pourquoi m’ont-ils arrêté ?
‘– Nous avons procédé par arrestations préventives et par catégories. Si nous avons besoin d’un coupable, d’un criminel de guerre, par exemple, nous l’avons sous la main et n’avons plus besoin de partir à sa recherche, de le poursuivre dans tous les villages et dans toutes les forêts. Il y aurait trop de temps perdu. De cette manière, nous n’avons qu’à appuyer sur un bouton à l’initiale respective et, avant même d’avoir compté jusqu’à trois, nous avons devant nous la fiche de l’individu avec sa photo et toutes les indications le concernant : la taille, le poids, la couleur de ses cheveux, la date et le lieu de naissance, le nombre de ses dents et tout ce qui peut nous intéresser. Nous n’avons qu’à décrocher le récepteur et annoncer par la radio le camp ou la prison où cet individu est enfermé et quelques heures plus tard, il se trouve en chair et en os devant le Tribunal international de Nuremberg. C’est merveilleux. C’est le résultat de la technique. Tout est automatique. Tout marche à l’électricité. Comment voudrais-tu qu’ils puissent te relâcher ? Cela équivaudrait à une folie. Tu es pareil à un fil qui a été introduit dans le métier à tisser. Une fois introduit on ne peut plus le retirer. Il faut attendre jusqu’à ce qu’il sorte de lui-même – tissé avec les autres – jusqu’à ce que son heure soit venue. Ce n’est pas possible de faire autrement. Les machines sont précises. Avec elles il faut avoir de la patience.
" Et toi, tu es en plein dans la machine. Tu auras beau t’agiter et te remuer, tu ne pourras pas en sortir. La machine est sourde. Elle n’entend pas, ne voit pas, elle travaille. Elle travaille admirablement bien et arrive à une perfection que l’homme ne pourra jamais atteindre. On attend, et on est sûr que son tour viendra. La machine n’oublie pas comme l’être humain. Elle est exacte. As-tu compris ?
Moritz haussa les épaules.
– Vous ne pouvez donc rien faire pour qu’ils me relâchent ?
– Ne t’ai-je pas expliqué que tu es dans la machine et qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’à attendre ?
– Mais si vous vouliez intervenir pour moi, cela pourrait peut-être arranger les choses, dit Iohann Moritz. Les commandants doivent être des hommes comme vous et moi et ils comprendront. Peut-être vont-ils me relâcher, si vous leur expliquez que j’ai une femme et des enfants et que je souffre dans les camps depuis des années et des années sans jamais avoir rien fait de mal.
– Autant parler à une mule !… dit le docteur qui était devenu nerveux. Tu ramènes absolument tout à des questions personnelles et privées, tu n’arrives pas à faire abstraction de toi-même. C’est le propre de l’homme primitif. Dis-moi plutôt si tu as besoin de quelque chose, je dois partir. Veux-tu des cigarettes, des aliments, des vêtements ?
– J’aurais voulu qu’on me
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