La 25ème Heure
c’est tuer la vie de l’homme et la réduire à une seule dimension. C’est la grande faute, commune aux nazis et aux communistes.
" La vie humaine n’a de sens que prise et vécue dans son ensemble. Et pour pénétrer le sens ultime de la vie, il faut employer les mêmes outils dont nous nous servons pour comprendre l’art et la religion : les outils de la création artistique, les outils de toute création. Dans la découverte de ce sens ultime de la vie, la raison n’a qu’un rôle secondaire. Les mathématiques, la statistique et la logique ont le même effet, pour la compréhension et l’organisation de la vie humaine, que pour celle d’un concert de Beethoven ou de Mozart.
" Mais la Société technique occidentale s’entête à arriver à la compréhension de Beethoven et de Raphaël
par des calculs mathématiques. Elle s’entête à comprendre a vie humaine et à l’améliorer par les statistiques.
" Cette tentative est également absurde et dramatique.
"Avec ce système, l’homme peut atteindre, dans le meilleur des cas, l’apogée de la perfection sociale. Mais cela ne lui est d’aucun secours. La vie même de l’homme cessera d’exister du moment où elle sera réduite au social, à l’automatique, aux lois de la machine. Ces lois ne pourront jamais donner un sens à la vie humaine. Et si on enlève à la vie son sens – l’unique sens qu’elle possède et qui est totalement gratuit et dépasse la logique – alors, la vie même finit par disparaître. Le sens de la vie est absolument individuel et intime.
" La Société contemporaine a rejeté depuis longtemps déjà ces vérités et elle se dirige à une vitesse vertigineuse, avec la force du désespoir, vers d’autres chemins. Et c’est pourquoi les flots du Rhin, du Danube et de la Volga roulent en ce moment des larmes d’esclaves. Ces mêmes larmes empliront le lit de tous les fleuves de l’Europe et de tous les fleuves de la terre, jusqu’à ce que les mers et les océans débordent de toute l’amertume des hommes esclaves de la Technique, de l’État, de la Bureaucratie, du Capital.
" À la fin, Dieu prendra pitié de l’homme – comme il l’a déjà fait maintes fois. Ensuite, telle l’arche de Noé sur les flots – les quelques hommes demeurés vraiment hommes – flotteront par-dessus les remous de ce grand désastre collectif. Et c’est grâce à eux que la race humaine sera sauvée, comme elle l’a déjà été à plusieurs reprises au cours de l’histoire.
" Mais le salut ne viendra que pour les hommes qui sont vraiment des hommes, c’est-à-dire des individus. Cette fois-ci, ce ne seront pas les catégories qui seront sauvées.
" Aucune Église, aucune nation, aucun État et aucun continent ne pourra sauver ses membres en masse ou par catégories. Seuls les hommes pris individuellement, sans tenir compte de leur religion, de leur race ou des catégories sociales ou politiques auxquelles ils appartiennent, pourront être sauvés. Et c’est pourquoi, l’homme ne doit jamais être jugé d’après la catégorie à laquelle il appartient.
" La catégorie est l’aberration la plus barbare et la plus diabolique qu’ait jamais enfanté le cerveau de l’homme. Il ne faut pas oublier que notre ennemi est, lui aussi, ton homme et non une catégorie.
Traian Koruga profita du fait que le prêtre fit une pause, pour demander d’une voix craintive :
– Père, pourquoi m’expliquer à présent tout cela ? Peut-être feriez-vous mieux de vous reposer.
– C’est-ce que je vais faire. Je vais me reposer. Mais, avant le repos, je dois te dire ces choses-là. Tu les connais et tu les sens comme moi. Chaque homme les sent et les connaît. Iohann Moritz les sent, lui aussi. Mais cela m’a fait du bien de les répéter. Je n’aurais pas pu me reposer si je ne les avais pas-dites auparavant.
– Votre main est froide, père.
– Je le sais, Traian. C’est peut-être à cause d’un étrange état d’inquiétude que je n’arrive pas à surmonter. Une inquiétude plus puissante que la chair.
– Je ne comprends pas, père, dit Traian. Que voulez-vous dire ? Vous sentez-vous mal ?
– Non, dit le prêtre.
Les lèvres du prêtre Koruga se crispèrent en un rictus de douleur – comme si tout son corps venait d’être traversé par un éclair. Traian se pencha sur lui. Le visage du prêtre s’illumina tout à coup d’un sourire chaud, plein d’amour. Un projeteur venait de s’allumer,
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