La 25ème Heure
gouttes de soupe au fond de sa gamelle, il demeura quelques instants immobile, contemplant le spectacle qui se déroulait devant ses yeux, spectacle qu’il était seul à voir. Puis, de ses trois doigts réunis, il se signa de nouveau.
Se retournant vers Traian, il lui dit, comme s’il était retombé sur terre après un long rêve :
– C’est un grand péché que de manger la nourriture d’un autre.
Puis il se mit debout et alla laver sa gamelle.
Traian demeura sur place les yeux au loin. Mais il ne voyait pas l’horizon. Il avait encore devant ses yeux l’image de Iohann Mo ritz célébrant le culte de la nutrition, l’acte solennel de la nutrition, auquel lui-même venait de renoncer.
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– Je refuse "tout secours médical, dit Traian Koruga.
C’était le soir de son quatrième jour de jeûne. Le commandant du camp, le lieutenant Jacobson, avait été averti qu’un groupe de journalistes américains, visitant les camps et les prisonniers d’Allemagne venait d’arriver à Stuttgart. Il ordonna au bourgmestre Schmidt et au médecin chef de s’arranger pour que Koruga soit installé pendant quelque temps en dehors du camp. La presse ne devait pas être mise au courant de son cas, qui était par trop spectaculaire. En effet, Traian Koruga n’était pas nazi. Son père, qui était mort récemment, avait été prêtre et avait eu les deux jambes amputées. La femme de Traian était juive. Autant d’éléments de scandale pour un reporter. Jacobson n’avait nullement envie d’amorcer un scandale. Si les journaux déclenchaient une campagne de presse à ce sujet, il serait immédiatement rappelé en Amérique et cela juste au moment où il était sur le point de compléter une importante collection de porcelaines allemandes. Il avait acheté le tout moyennant quelques paquets de cigarettes et en avait déjà placé des caisses en zone anglaise d’occupation, dans une cave. Il n’avait plus qu’à les faire parvenir aux U. S. A. Si jamais il parvenait à acheter toute la collection dispersée dans diverses villes, villages et caves d’Allemagne, il aurait dès lors de quoi vivre tranquillement, sans rien faire, tout le restant de ses jours.
Mais pour cela, il fallait absolument qu’il reste sur place jusqu’à ce qu’il ait tout acheté.
Si les journalistes ne s’étaient pas trouvés à Stuttgart, le lieutenant n’aurait pas eu peur du scandale. Le cas Koruga eût été passé sous silence. Il ne l’aurait même pas signalé dans ses rapports. Dans les camps les prisonniers mouraient tous les jours de faim, et le fait que la plupart meurent parce qu’ils n’ont pas assez à manger et qu’un autre meure parce qu’il ne veut pas manger, n’avait aucune espèce d’importance. Mais dans les circonstances actuelles, le scandale eût dérangé tous ses projets. Et il voulait à tout prix l’éviter ; des millions étaient en jeu.
Le bourgmestre Schmidt – ancien colonel S. S. et chef de la police de Weimar – avait promis au lieutenant Jacobson d’arranger l’histoire dans le plus court délai possible et avec la plus grande discrétion.
– Tout docteur est obligé de soigner un malade – même si ce dernier ne le veut pas, dit le bourgmestre. Vous avez de la fièvre. Nous allons vous transporter à l’infirmerie du camp.
Il était dix heures du soir. Iohann Moritz restait près du lit de Traian. Il tressaillait chaque fois qu’il entendait la voix du bourgmestre Schmidt. Il avait l’impression d’entendre la voix de Iorgu Iordan. C’était presque la même.
– Je refuse de bouger d’ici, dit Traian. Ce n’est pas parce que je suis malade, mais parce que vous avez peur du scandale que ma présence ici peut déclencher, que vous voulez me faire sortir de cette tente. Mais vous ne pourrez l’étouffer. Vous avez sans doute l’impression que je meurs trop vite ? Les vingt mille cadavres qui peuplent ce camp ne vous gênent pas. Les autres prisonniers meurent plus doucement. Et quand on meurt doucement, on ne provoque pas de scandale. Ils ne provoquent pas de scandale, eux, avec leur mort lente, mais sûre. Pourquoi ne les transportez-vous pas, eux aussi, à l’hôpital ?
– Mon devoir de docteur m’ordonne de vous transporter à l’hôpital, dit le docteur Dorf, le médecin des prisonniers. Votre état est des plus inquiétants, monsieur Koruga. Nous ne pouvons pas vous laisser une nuit de plus sous cette tente.
Deux infirmiers
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