La 25ème Heure
décompose la lumière à travers un prisme.
" C’est un moyen comme un autre de vérifier mes possibilités olfactives ", se dit-il en se laissant entraîner par cette opération qui lui donnait l’illusion de se dominer, de réussir à traiter la nourriture comme un objet d’étude. Une des premières découvertes qu’il fit, fut que la viande n’était ni de la viande de porc, ni du bœuf. Bien que ce fût de la viande de conserve, donc mélan gée à de nombreux ingrédients, Traian arriva à établir qu’il se trouvait en présence de viande de volatile, probablement de la dinde. Il avait envie de vérifier, mais il se retint et resta le visage tourné contre le mur. Le lait était un peu brûlé. Il avait été fait avec du lait en poudre et, étant trop concentré, il avait dû bouillir trop vite. Sur le plateau il y avait aussi de la compote. C’était l’odeur la plus effacée. Les narines de Traian la percevaient à peine, comme une couleur trop pâle. Mais d’avoir découvert l’odeur de la compote le remplit d’une intense satisfaction intellectuelle, comme s’il avait battu un record ou fait une importante découverte de laboratoire. La seule chose qu’il n’arrivait pas à savoir c’était si, sur le plateau, il y avait oui ou non du pain. Si oui, alors ce devait être du pain blanc, fait avec de la farine américaine, blutée au point de ne contenir que de l’amidon, et il devait être rassis.
– Vous feriez bien de manger tout de suite, dit l’infirmier s’approchant de son lit. Si les plats refroidissent, ils n’auront plus aucun goût.
Traian ne répondit pas. Il aurait voulu continuer l’opération et analyser le contenu du plateau sans le regarder, mais il n’en était plus capable. Il ne pouvait plus se concentrer, ni retrouver le calme nécessaire. Maintenant, toutes les odeurs s’étaient mélangées et s’étaient confondues en une seule – comme les sept couleurs du spectre se confondent toutes dans la lumière blanche. Les paroles de l’infirmier avaient mélangé les odeurs, comme une pierre jetée dans un bassin rompt les ondulations harmonieuses de l’eau.
Traian Koruga s’attrista de ne plus pouvoir analyser les odeurs et les savourer dans toute leur intégrité. Puis il s’endormit. Le lendemain matin, le plateau était toujours là. Traian Koruga ne le regarda même pas. L’odeur des plats était effacée. La nourriture ne vivait plus. Elle avait gelé, ou bien elle était morte.
Traian Koruga était fatigué. Il ne se retourna même pas dans son lit, et n’ouvrit pas les yeux. Il s’humecta à plusieurs reprises les lèvres avec la salive et s’attrista de constater qu’elles avaient un goût amer et âpre.
L’infirmier apporta un autre plateau et le mit auprès du lit, après avoir emporté celui de la veille. Cette fois-ci, le plateau contenait des œufs. Leur odeur avait la violence et l’éclat des couleurs d’affiche. À côté des œufs, il y avait de la marmelade d’oranges, du lait, du café et du beurre. Mais toutes ces odeurs venaient blesser Traian Koruga comme des flèches qui pénétraient dans sa chair.
Traian Koruga serra les paupières, tellement sa souffrance était aiguë.
" Seigneur, aidez-moi à finir plus vite, murmura-t-il, suppliant. Il est trop dur de résister sans cesse à la tentation lorsqu’on est enfermé dans un corps humain. "
Il se consola à la pensée que son corps céderait au bout de deux ou trois jours.
" Dans deux ou trois jours je serai mort ", se dit-il, et il s’endormit de nouveau.
149
Traian Koruga se leva sur son séant et regarda par la fenêtre. Il était midi. Dans la cour les prisonniers étaient alignés sur trois rangs. Ils étaient nus. Toute la cour du camp était remplie d’hommes nus.
Sous la fenêtre même de l’infirmerie, il y avait une jeep entourée d’un groupe de soldats armés de matraques. Les soldats mâchaient du chewing-gum. Les prisonniers venaient à tour de rôle se mettre devant les soldats. Leur démarche était mal assurée. Les hommes tout nus avancent toujours craintivement. Traian connaissait cette sensation. Il faisait de même en pareille circonstance.
" De nouveau une perquisition ? se demanda-t-il. Qu’espèrent-ils donc trouver cette fois-ci ? "
Les perquisitions avaient lieu plusieurs fois par mois.
Un vieillard venait d’arriver devant les soldats.
" Le Métropolite Palade de Varsovie ", dit Traian.
Le Métropolite
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