La 25ème Heure
soulevèrent Traian Koruga et le posèrent comme un objet sur le brancard. Moritz serra les poings et grinça des dents. Il aurait voulu défendre Traian, mais le combat était perdu d’avance.
– C’est un très grand crime, que de faire une chose juste au nom d’une cause injuste, dit Traian.
Le docteur fit semblant de ne pas l’entendre.
– Allons-y, dit le docteur.
Les infirmiers transportèrent le brancard hors de la tente.
Les prisonniers s’écartèrent pour faire de la place. Pas un ne dormait. Tous se taisaient.
C’était comme le silence qui précède la mort. Tous ces gens comprenaient que quelque chose de très grave était en train de se passer. Mais personne n’aurait su dire exactement quoi.
C’était une nuit de pleine lune. Iohann Moritz marchait derrière le brancard, la tête baissée comme derrière un convoi mortuaire. Il avait en main les vêtements, les chaussures, les lunettes et la pipe de Traian. Les larmes lui étaient montées aux yeux. Puis soudain il réalisa que l’homme étendu sur le brancard, que son ami, était encore en vie.
En arrivant à la porte de l’infirmerie, Iohann Moritz s’en vit interdire l’entrée.
– Tu n’as pas la permission de nous accompagner à l’intérieur, dit le bourgmestre. L’ordre est formel. Personne n’a la permission de parler à Traian Koruga. Et lui n’a la permission de voir personne. Je lui porterai moi-même les vêtements et les souliers.
Cette nuit-là, Iohann Moritz se promena tout seul le long des barbelés qui entouraient l’infirmerie. Il ne pouvait se résigner à abandonner Traian.
148
Traian Koruga fut enfermé dans une chambre de l’infirmerie. Une chambre à six lits dont aucun n’était occupé. On avait fait sortir tout le monde pour qu’il reste seul.
Deux jeunes infirmiers avaient reçu l’ordre de le garder.
Traian s’étendit sur le lit, en se tournant vers le mur. Ses lèvres étaient sèches comme de la cendre. Tel un film en couleur, des rêves lui traversaient l’esprit.
Il gardait les yeux fermés mais il était quand même aveuglé par une lumière intense comme seuls peuvent en fournir les tubes de néon. Cette lumière lui venait du dedans, c’était une lumière chaude qui lui brûlait les paupières. Toutes ses pensées s’en trouvaient colorées et illuminées. Et tout son corps semblait être fait de lumière, léger et brûlant comme ses rêves.
Il avait l’impression de planer.
" C’est maintenant à peine que je comprends pourquoi jeûnent les ascètes et les mystiques ", pensa Traian.
" Lorsqu’on est affamé, il est beaucoup plus facile de se détacher de la terre. Dieu est tout près de vous. Cela vous donne l’impression de toucher le ciel avec le front. "
Traian Koruga demeura longtemps dans cet état d’extase. Soudain il se rendit compte qu’on lui avait apporté à manger.
L’un des infirmiers avait posé un plateau garni sur la chaise, près du lit de Traian. Traian tournait le dos au plateau. Il ne l’avait même pas vu. Mais il savait avec certitude tout ce qu’il contenait.
Ses narines devinèrent d’abord l’odeur de pommes de terre frites au beurre. Puis l’odeur de café. Il sentait la présence des plats sur le plateau comme s’il les avait déjà vus et goûtés. Son odorat s’était aiguisé. Jamais jusqu’à ce jour, il n’avait pu distinguer avec une telle précision une odeur d’une autre.
Sur le plateau, il y avait encore un bol de lait chaud. L’odeur du lait fumant était aussi intense que celle du café. L’odeur de la viande était tout aussi persistante. Traian ressentait sa Stridence, comme une couleur trop violente qui se détache des autres au coin d’un tableau. L’odeur de beurre et de viande grillée augmentait l’effet provocant des autres plats. Elles imprégnaient la couverture, sa chemise, ses cheveux, les murs.
Traian sentait que l’odeur de viande un peu brûlée, de beurre, de lait et de café se collait à lui comme une pommade.
Il la sentait pénétrer avec chaque inspiration dans ses poumons, et jusque dans l’estomac. Il avait la sensation d’être en train de manger – de ne plus jeûner avec toute l’austérité voulue. Il fit un effort pour éliminer l’odeur des aliments de l’air qu’il respirait. Mais ce n’était pas possible. Et ce parfum de nourriture devenait de minute en minute plus pénétrant.
Traian Koruga se mit à l’analyser, lucidement, comme on
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