La 25ème Heure
croix qu’il portait au cou. Son père avait été enterré avec cette petite croix. C’est peut-être avec elle qu’il avait été brûlé au four crématoire.
Et maintenant, Traian n’avait plus que ses lunettes. C’était la seule chose qu’il possédât encore en dehors de sa propre personne : son corps et ses lunettes. C’étaient là les seuls objets matériels qu’il avait réussi à sauver et à garder de sa vie antérieure. Et maintenant il regardait ses lunettes et les examinait avec une ombre de regret et de mélancolie.
Ensuite il les tendit à Iohann Moritz.
– Est-ce que tu veux garder mes lunettes ?
– Vous pouvez voir sans lunettes, maintenant ? de manda Moritz qui avait toujours considéré que c’était un dur châtiment et une lourde charge pour quelqu’un de porter toute sa vie une paire de lunettes. Il se réjouissait sincèrement que Traian n’en ait plus besoin.
Non, je ne vois pas sans lunettes, dit Traian. Mais c’est plus reposant. Je ne les porterai jamais plus.
Je me suis toujours étonné de vous les voir porter toute la journée. Vous ne les enleviez que la nuit. Jamais je ne vous avais vu sans lunettes.
Si jamais tu es relâché avant moi, je te demanderai de porter ces lunettes à ma femme, dit Traian. Peut-être ne pourras-tu pas la trouver tout de suite. Mais garde-les tout le temps sur toi. Tu ne peux pas savoir où et quand tu la rencontreras. Peut-être vous reverrez-vous plus tard en Roumanie. Fais attention à ne pas les casser.
Iohann Moritz prit les lunettes et les regarda. Il sentait que Traian Koruga lui cachait quelque chose. Le fait qu’il lui eût donné la pipe et ses lunettes était significatif.
– N’aie pas peur, Moritz, dit Traian. Je veux simplement que tu gardes ces lunettes. Moi, je ne les porterai jamais plus, mais je ne veux pas n on plus qu’elles tombent en mains étrangères. Grâce à elles j’ai vu tellement de choses dans ma vie. Comprends-tu pourquoi ces lunettes me sont chères ?
" C’est avec ces lunettes que j’ai aperçu pour la première fois ma femme. C’est avec elles que j’ai vu mille et mille belles filles. Avec elles j’ai contemplé des tableaux, des Statues, des musées, des villes… C’est avec elles que j’ai regardé le ciel, la mer, les montagnes. Que j’ai lu, des nuits durant, des centaines et des centaines de livres. C’est avec ces lunettes que j’ai vu mon père mourir. Avec elles que je vous ai vus, toi et tous mes amis. C’est avec ces lunettes que j’ai vu l’Europe s’écrouler, les hommes mourir de faim, être faits prisonniers, torturés, s’éteindre dans les camps de concentration.
" C’est avec ces lunettes que j’ai vu des saints, des hommes et des fous.
" C’est avec elles que j’ai vu mourir un continent avec son poids d’hommes de lois, de croyances et d’espoirs, mourir sans savoir qu’il meurt – enfermé dans les camps et les lois techniques d’une Société revenue à la rigidité barbare.
" Ces lunettes, mon cher Moritz, sont comme mes yeux. Quelquefois il m’arrive même de les confondre. Ils sont inséparables. C’est avec elles que j’ai vu tout ce qu’il y avait à voir jusqu’à cette heure-ci.
" À partir d’aujourd’hui, je ne veux plus rien voir. Je suis fatigué. Le spectacle a trop duré.
" Si je les gardais encore, je ne pourrais plus voir que des ruines, des villes en ruine, des hommes en ruine, des pays en ruine, des églises en ruine et des espérances en ruine.
" C’est avec elles que je vois ma propre ruine. Les ruines des ruines. Je ne suis pas un sadique. Je ne peux pas les regarder. Je ne peux plus supporter de ne voir que des ruines partout.
" Par-dessous les ruines, les nouveaux pionniers se sont mis en marche. Ils sont les Citoyens de ce nouveau monde qui surgit dans l’histoire. Ils construisent à un rythme fou. Pour bâtir leur civilisation, ils ont commencé par les prisons. Après tout, cela les regarde. Personnellement, je ne me sens pas capable de construire en leur compagnie. Je devrais demeurer toute ma vie un spectateur. Mais vivre comme simple spectateur, c’est-à-dire comme Témoin, cela ne signifie pas vivre. La Société technique occidentale n’offre aux hommes que des places de spectateurs.
" L’ironie est amère : la seule chose que l’on ne m’ait pas encore confisquée aux perquisitions, ce sont mes lunettes, ce qui indique clairement l’unique attitude qui me soit encore permise. À
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