La 25ème Heure
s’en réjouissait pour Nora. Il sourit et dit :
– Allume ta pipe, Moritz, et va mettre les lunettes sous la tente. Tu sais bien que lorsque tu les donneras à ma femme il ne faut pas que tu les lui donnes cassées.
– Tout de suite, monsieur Traian.
Et Iohann Moritz partit de son pas lent, les épaules un peu voûtées, tirant sur sa pipe.
Traian Koruga avait l’impression de voir Iohann Moritz traverser non la cour du camp, -mais les siècles de l’histoire, du même pas absent, étranger à tout ce qui l’entourait, ses racines profondément enfouies dans la terre et les yeux fixés sur le miracle sans cesse renouvelé du ciel bleu – sans jamais se demander pourquoi le ciel était tellement bleu.
" Iohann Moritz et Nora West survivront à l’Europe, se dit Traian. Ils arriveront à vivre même dans la Société technique occidentale. Mais ils ne pourront pas y vivre longtemps. Aucun être humain ne pourra y vivre longtemps. Peut-être assisteront-ils encore aux premières représentations. Et après la disparition des derniers hommes, des hommes les plus forts, les robots de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Sud peupleront la terre… "
164
Iohann Moritz disparut entre les tentes. Traian Koruga se mit debout, jeta sa cigarette et se dirigea vers la porte centrale du camp.
Les prisonniers n’avaient pas la permission de pénétrer dans la cour donnant accès à l’entrée principale.
Traian Koruga le savait bien, mais il continuait à marcher plus loin, du même pas ferme – ni trop lent, ni trop rapide. C’était le pas qu’on prend pour rentrer le soir à la maison, après une journée de travail, conscient de pouvoir s’offrir le luxe de ne pas se dépêcher mais décidé en même temps à ne pas trop tarder.
Les prisonniers qui se trouvaient dans la cour – et il y en avait toujours trois ou quatre mille – s’aperçurent qu’un détenu avait pénétré dans l’allée interdite. Ils s’approchèrent du barbelé pour mieux voir. Ils croyaient qu’il s’agissait de quelque secrétaire du commandement ou de quelque médecin. Eux seuls avaient la permission de franchir cette barrière.
Les prisonniers voulaient à tout prix voir ce qui allait se passer. Dans le camp, il n’arrivait rien qui ne soit observé et. contemplé avidement par des milliers d’yeux, les yeux qui étaient obligés de voir chaque jour les mêmes choses, recherchaient ardemment tout fait nouveau, si petit soit-il, pourvu qu’il sorte de l’ordinaire. C’est un besoin primordial de l’esprit humain que d’échapper à l’automatisme et de trouver l’élément inédit et personnel, l’élément caractéristique et singulier de la vie.
Un prisonnier qui passe par l’allée interdite, c’était là un fait digne d’être regardé avec attention. C’était un événement. Ce prisonnier en aurait-il eu le droit de par sa qualité de fourrier ou de médecin, le spectacle valait quand même la peine d’être vu et les prisonniers y portaient tout l’intérêt qu’on accorde à un acteur sur scène, du fait qu’il accomplit un acte interdit à la masse du public.
Traian Koruga se savait suivi par des milliers de regards. Il savait de même que les sentinelles polonaises qui se trouvaient dans les tours de garde dominant la barrière en barbelé, devaient le regarder, étonnées, et se demander où il pouvait bien se diriger.
Traian Koruga ne regarda ni les prisonniers qui le suivaient du regard, ni les sentinelles polonaises devant lui, là-haut dans les tours.
Il marchait droit devant lui. Il ne marchait pas seulement du pas ferme et bien rythmé de l’homme furieux, décidé à passer à travers tous les obstacles. Son pas était à la fois ferme et élastique, comme il doit l’être lorsqu’on trouve plaisir à marcher.
Traian Koruga ne trouvait aucun plaisir à marcher, mais il savait bien que ce qu’il faisait avait un sens, et satisfaisait pleinement l’esprit. C’est à cause de cela que son pas n’était ni dur ni monotone comme les mouvements des machines ou des hommes jetés dans une course aveugle par leurs passions. Le pas de Traian Koruga n’était pas celui d’un fanatique.
Traian marchait les yeux grands ouverts : il voyait très sans lunettes. Mais les yeux du cœur et de l’esprit étaient largement ouverts et il voyait sa route, le sens de la route, la joie et le drame de cette route.
Celui qui aurait su voir aurait pu lire encore dans
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