La 25ème Heure
hommes. La scène ne sera peuplée que de Robots, de Machines et de Citoyens sans visages. Mais je ne serai plus là pour voir la pièce. Ce spectacle commence trop tard pour que je puisse encore y assister. Vous, vous y aurez une loge réservée. Mais seulement pour les premières représentations. Allez-y, et bon amusement ! N’oubliez pas que la loge ne vous est réservée que pour le début de la saison…
Traian Koruga laissa sa cigarette allumée dans le cendrier qui se trouvait sur le bureau du lieutenant et il quitta la pièce.
163
Traian Koruga rencontra Iohann Moritz à l’entrée du camp, près de la porte. Moritz était tout triste. Lorsqu’il aperçut Traian, il se mit à pleurer.
– C’est bien vous ? Je ne croyais plus vous revoir.
– Et tu l’aurais regretté ?
– Je l’aurais regretté jusqu’à ma mort, dit Iohann Moritz, en lui serrant les mains. Je n’ai même pas pu vous dire adieu lorsque vous êtes parti. Ils ne m’ont pas laissé entrer à l’infirmerie. J’essayais sans cesse d’y venir. Où vous avaient-ils mis ?
– Chez les fous, dit Traian.
Iohann Moritz se couvrit la bouche de sa main, en regardant Traian.
– Ce n’est pas possible ! Chez les fous ?
– Oui, chez les fous, dit Traian. J’en ai rapporté de quoi fumer.
Traian dénoua son mouchoir qui contenait encore quelques brins de tabac.
– Ils vous ont enfermé, là-bas ? Pauvre monsieur Traian !
Ils s’assirent tous les deux sur la terre brûlante, près de la porte du camp et roulèrent des cigarettes.
Moritz n’était pas encore revenu de sa surprise.
– Tu as toujours aimé ma pipe, dit Traian. N’est-ce pas ?
– Quand on a une pipe, on est sûr d’avoir toujours quelque chose à fumer, répondit Moritz. On peut y fourrer tous les petits débris et tous les bouts de tabac avec lesquels on ne peut pas rouler de cigarettes. C’est pour cela que j’ai regretté de ne pas en avoir une. Dans le camp, si on n’a pas de pipe, c’est dur.
– Je te la donne, dit Traian Koruga en tendant à Iohann Moritz la pipe qu’il avait depuis plus d’un an sur lui et qu’il gardait tout le temps à la bouche bien que la plupart du temps il n’eût rien à y mettre.
– Ce n’est pas possible, dit Moritz. Dans le camp une pipe est un trésor. Et avec quoi allez-vous fumer ?
– Je ne fumerai plus. C’est ma dernière cigarette.
– Le docteur vous a interdit de fumer ?
– Non, il ne me l’a pas interdit. C’est moi qui ne veux plus fumer.
Iohann Moritz prit la pipe et se mit à la bourrer de tabac.
– Je vous remercie ! dit-il. Mais si jamais vous vous remettez à fumer, moi je vous rendrai votre pipe. Vous pouvez compter dessus. Je ne l’accepte que si vous ne fumez plus.
– Non, je ne fumerai certainement plus.
Moritz eut un sourire.
– Moi aussi je m’étais souvent promis de ne plus fumer. Mais je n’ai pas pu tenir le coup. Ce n’est pas facile de renoncer au tabac.
– Je le sais bien, dit Traian. Mais cette fois-ci, c’est pour de bon.
Traian Koruga alluma la cigarette et Iohann Moritz la pipe. Ils fumaient tous les deux, en silence. Traian enleva ses lunettes et les regarda attentivement, affectueusement.
C’étaient des lunettes à monture d’écaillé. Il les regardait comme s’il devait s’en séparer bientôt.
De tous les objets personnels qu’il avait habituellement sur lui, il ne lui restait que ses lunettes. Sa blague à tabac, son alliance, son porte-monnaie, son Stylo et son crayon avaient été confisqués tour à tour.
Il n’avait plus que ses lunettes.
La petite croix qu’il avait jusqu’à ces derniers temps portée au cou, il l’avait mise sur la poitrine de son père – au moment de sa mort, pour qu’il soit enterré avec elle. Les prêtres orthodoxes devaient être enterrés vêtus de leur chasuble, une icône sur la poi trine. Son père n’avait pu être vêtu de sa chasuble avant son enterrement. Au moment de mourir, il portait encore une blouse américaine avec les initiales P. W. inscrites sur le dos et sur les manches.
Il n’avait même pas de chemise, car sa chemise venait d’être lavée et n’était pas encore sèche. Iohann Moritz l’avait lavée au cours de la matinée – et sitôt mort, le prêtre avait été enlevé si vite de sous la tente que Traian n’avait pas eu le temps d’apporter la chemise et de l’habiller. Mais il avait glissé sous la blouse la petite
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